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Destins croisés
Auteur : Tara Lucy
Quatre chapitres et un bonus - 26 contes - 13 publiés1
Un mystérieux portrait vient de surgir du passé…
Hervieux, expert en art pas très ami avec la loi, et Juliette Boncoeur, sa jeune acolyte au caractère bien trempé, retrouvent un tableau caché par EMOEC lors de la Seconde Guerre Mondiale. La Fondation, vivement intéressée par cette œuvre qui, selon certaines sources, aurait une origine anormale, envoie sur place l’agent Henri Vernadeau pour mener l’enquête. De fil en aiguille et à travers les époques, l’agent devra composer avec l’expert en art et son amie afin de découvrir le secret qui hante ce tableau alors que de mystérieux individus tentent de le récupérer.
Partie 1 : Au fil des époques
Partie 2 : La Conjuration des Pazzi :
Vingt-cinq ans plus tôt, une jeune femme est prisonnière de son destin.
Sandra, ancienne Völutaar, a fui les cérémonies sanglantes des sarkites pour vouer sa vie à Dieu et à son petit ami mais le Culte n’a pas dit son dernier mot. Tandis que le fils illégitime du Karciste hongrois Vöros tente désespérément de trouver sa place au sein du Culte, son père parvient à tenir tête à une Fondation qui a trop longtemps laissé de côté le continent européen et à récupérer celle qui cherchait à échapper à son passé. Cependant, lorsque le Karciste, ivre de pouvoir, la force à faire face à ses origines, Sandra devra prendre une décision lourde de conséquences…
Ils ne sont pas fous, juste malades. Et leur maladie, c’est l’anormalité.
La FIM Chi-7 « Miroir Brisé », jadis brillante et influente Force d’Intervention Mobile devant récupérer au sein des asiles psychiatriques les personnes considérées comme atteintes d’un trouble psychiatrique mais en réalité victimes d’un phénomène anormal, est désormais la grande oubliée de la Fondation. Son personnel est livré à lui-même, au bord de la crise de nerfs. Alors que les coupes budgétaires et la réduction des effectifs laissent présager un démantèlement proche, la récupération par le docteur André Gilloard d’un individu au passé trouble crée un regain d’activité promettant un avenir moins morose aux cinq membres restants.
- Miroir Brisé
- Rien qu'un sourire
- ???
- ???
- ???
LES IMPOSTEURS
A suivre…
Bonus
Cette partie se révélera après le troisième conte de la FIM Chi-7.
Miroir brisé
« Obvie.
- Hmm ? »
Un homme d’une quarantaine d’années au costume trop grand pour lui et à la barbe de trois jours remonta machinalement ses lunettes sur son fin nez alors qu’elles n’en avaient guère besoin et regarda du coin de l’œil le dictionnaire que tenait sa collègue, vaine tentative pour tricher.
« Je t’ai vu, Arsène ! S’indigna Emmanuelle.
- Dis-moi au moins comment ça s’écrit. »
Emmanuelle, trentenaire à la beauté ravagée par des rides soucieuses et des cernes marquant son impossibilité à concilier temps de « travail » et vie familiale, entreprit d’épeler le mot dont Arsène devait trouver la définition.
« Obvious ? Proposa-t-il.
- Je te demande pas le mot anglais, andouille !
- Je sens beaucoup d’agressivité en toi, Emmanuelle. Rétorqua-t-il. Tu veux un thé ?
- Ouais, bonne idée, va pour un café.
- J’ai dit un th- »
La jeune pédopsychiatre se leva d’un coup du fauteuil en cuir élimé sur laquelle elle était pour se servir un breuvage bien serré à la toute nouvelle machine à café, dernière acquisition depuis un long moment par le coordinateur de la FIM, ce dernier n’ayant pas le budget nécessaire pour acheter des choses plus importantes. Mais comme il le disait souvent, le café (où était-ce l’alcool ? Arsène ne s’en souvenait plus) forgeait les grands Hommes. Arsène aurait bien ajouté « et les grandes stressées » mais se garda bien de contrarier l’envie pressante de sa collègue pour une boisson si salvatrice.
Elle revint s’asseoir, le gobelet en plastique fumant dans sa main droite et reprit le dictionnaire :
« Bon alors ? Ça veut dire quoi ?
- … Que cela va de soi ?
- Oui, que cela va de soi que personne à la Fondation n’en a plus rien à foutre de nous ! Ronchonna une vieille voix enrouée. »
Gérard Bocluso, coordinateur et directeur de la branche francophone de la FIM dont faisaient partie Emmanuelle et Arsène, entra dans la pièce qui servait de repère à son personnel, coin isolé et oublié du Site-Aleph, et se mit à tousser bruyamment.
« Encore la toux ? S’inquiéta Arsène.
- Votre volonté de dire des choses obvies à longueur de journée est consternante, docteur. Ronchonna une nouvelle fois Gérard. Mais oui, encore ma toux, comme vous pouvez le constater. »
A Emmanuelle de murmurer :
« Et toujours autant de mauvaise humeur. Je vois que les antidépresseurs marchent à merveille. »
Fort heureusement pour les personnes présentes dans la pièce, seul Arsène entendit la réflexion de la jeune femme et s’empressa de sourire face au sourcil interrogateur que venait de lever le directeur. Emmanuelle ne se démonta pas pour autant et soupira :
« Qu’est-ce qui ne va pas aujourd’hui, directeur ?
- Il se passe qu’on a encore divisé le budget alloué à nos activités par deux. Et il y a des bruits de couloirs comme quoi la FIM serait intégrée au département médical du Site-Aleph dans les jours qui viennent. La pire chose qui puisse arriver, en somme.
- Quoi ?! S’exclamèrent Arsène et Emmanuelle. »
La FIM Chi-7 « Miroir Brisé » avait été autrefois l’une des plus importantes Forces d’Intervention Mobile de la Fondation. Son âge d’or remontait aux années cinquante, lorsque les domaines de la psychiatrie, de la psychanalyse et de la psychologie n’étaient pas encore au point. Il avait été question de réunir les meilleurs experts dans ces domaines et de les combiner à des matières moins « scientifiques » en faisant appel à des hypnotiseurs et à des spécialistes en exorcisme. La Fondation voulait pouvoir repérer parmi les malades internés dans les asiles psychiatriques, notamment ceux qui étaient un danger pour autrui (la priorité n’était clairement pas d’aider ceux voués à l’auto-destruction) afin de déceler la présence d’un mal-être d’origine anormale, origine que les psychiatres et autres psychologues de l’époque étaient incapables de déceler. On en était encore à une ère où les soins apportés aux malades était sommaire, voire dangereuse, et la Fondation ne pouvait se permettre de mettre de côté les personnes atteintes d’un trouble anormal et de les laisser avoir un traitement qui les rendrait dépendants ou qui les ferait perdre certaines facultés alors qu’il était tout bonnement inefficace. Ainsi donc, la FIM allait de ville en ville, d’hôpital psychiatrique en hôpital psychiatrique, pour psychanalyser les patients atteints de troubles mentaux, cherchant à détecter une éventuelle possession par une entité mal-intentionnée ou une anormalité inhérente à la personne que les traitements habituels ne pouvaient soigner.
Les errances de la FIM furent nombreuses, notamment chez les troubles schizoïdes ou schizophréniques, les personnes pensant être la proie d’un complot ou d’une personne malveillante. Beaucoup de fausses alertes pour beaucoup de temps perdu. Paradoxalement, ce fut ces écueils qui donnèrent la lettre à la FIM, le chi.
Ces errances ne constituaient pourtant pas la majeure partie des résultats de la FIM et de nombreux cas de possessions ou d’atteintes anormales purent être traitées grâce à cette dernière. De cette époque glorieuse où l’on comptait des milliers de membres de la FIM dans le monde entier, personne ne pouvait s’en souvenir.
Dès les années 70, alors que les traitements devenaient de moins en moins nocifs et que les technologies pour déceler un trouble d’origine anormale étaient en train de se développer, la Fondation se désintéressa de la FIM pour se concentrer sur les psychiatres et psychologues internes à l’organisation qui s’occupaient des personnes confinées et du personnel au sein des sites. Le comité d’éthique acceptait désormais qu’on laisse des personnes être internées même si elles avaient un mal-être d’origine anormale car les traitements n’étaient plus aussi inhumains qu’à une époque et qu’il suffisait de récupérer les malades lorsque plus aucun traitement ne fonctionnait. De plus, les cas de possessions par des entités devenaient de plus en plus rares. Les membres de la FIM étaient de moins en moins appelés sur le terrain, les mutations ou licenciements se multiplièrent, le budget fut réduit comme peau de chagrin et peu à peu, les agents sur le terrain oublièrent d’appeler la FIM.
André Martot, psychanalyste bientôt à la retraite, n’avait jamais connu l’âge d’or de la FIM. Il continuait cependant bon gré mal gré les quelques rares missions que la Fondation voulait bien lui attribuer, les prenant toutes pour lui malgré sa santé précaire et son grand âge, considérant son collègue psychanalyste Arsène comme ce qu’il aimait appeler « un idiot incompétent aussi intelligent qu’une courgette congelée ».
Pourtant, il continuait à croire, à l’inverse de certains de ses collègues, que la FIM avait encore une utilité et qu’elle devait absolument résister face au scepticisme grandissant des hautes instances de la Fondation.
C’était grâce à cette foi qu’il marchait toujours d’un pas décidé et étonnamment très énergique lorsqu’il entrait dans un endroit et ce jour-là, la secrétaire médicale de la clinique qui avait besoin de ses services sursauta lorsqu’une voix forte la héla. La jeune secrétaire, occupée à boire une tasse de thé, faillit en tâcher son coquet chemisier blanc de peur.
« Il paraît que vous avez un patient pour moi, dit le docteur.
- Vous êtes ?
- Psychanalyste André Martot. »
N’ayant toujours pas lâché sa tasse, la secrétaire faillit une nouvelle fois tâcher son chemisier mais cette fois-ci, ce fut à cause d’un sursaut de rire non-contrôlé qu’elle cacha du mieux qu’elle put derrière une quinte de toux.
André Martot, qui avait tout son temps mais pas l’envie de rester plus qu’il ne le fallait à l’accueil d’une clinique, lui lança un regard noir qui entreprit de calmer la jeune femme.
« J’imagine que…
- Que la blague du « vous êtes complètement Martot » ou « vous étudiez des sujets complètement Martot » a été faite maintes fois ? Eh bien oui, et ce n’est pas pour profiter de votre humour ô combien original que je suis ici, mademoiselle.
- Excusez-moi. Ascenseur derrière moi, troisième étage, au fond du couloir à gauche, chambre 12. »
Le vieil homme suivit ses instructions sans un mot, ne se donnant pas la peine de la remercier. Après, quatre longues minutes où il attendit l’ascenseur qui avait décidé de faire mumuse entre l’étage numéro 1 et l’étage numéro 2, ce dernier daigna enfin ouvrir ses larges portes devant lui. Il entra, priant mentalement pour qu’un infirmier ne vienne pas en courant bloquer la porte pour laisser passer un brancard, maudit sa malchance quand non pas un, mais deux infirmiers entrèrent en poussant un lit contenant une petite fille assez mal en point, et décida de couper court à la conversation que les deux infirmiers voulurent commencer en affichant une tête de six pieds de long. Le psychanalyste dut, une fois arrivé au troisième étage, se faufiler avec difficulté entre le lit et un infirmier pour sortir de l’ascenseur, ce qui acheva de lui prouver que cette mission s’annonçait définitivement très mal. Et pourtant, il n’avait pas encore vu le patient.
Une fois le bout du couloir atteint, il se retrouva devant la porte menant à la partie du bâtiment qui l’intéressait le plus, le fameux « asile d’aliénés » qui faisait tant couler d’histoires sordides à son sujet alors qu’au contraire, généralement, les « asiles » étaient les parties les plus agréables des hôpitaux ou cliniques dont ils dépendaient. Là, la porte s’ouvrit sur un immense hall en verrière. André avait même entraperçu à son arrivée des arbres qui s’élançaient des toits, preuve que de la verdure peuplait les environs. Il eut alors l’impression d’être comme à la maison et se fut avec un regain de bonne humeur qu’il entreprit de tourner à gauche pour parcourir la galerie ouverte sur le hall pour arriver à une aile du bâtiment qui faisait, hélas, un peu moins rêver. Le panneau indiquant « chambres 1 à 15 » était placardé en-dessous du panneau indiquant l’aile des patients les moins coopératifs dont la plupart étaient ceux qui refusaient leurs traitements ou qui constituaient un danger pour les autres. Ils étaient le plus éloigné possible des chambres des autres patients. André maudit l’architecte quand il se rendit compte qu’il allait devoir descendre les trois étages récemment montés à pieds en voyant que le panneau indiquait un escalier. Arrivé en bas, il trouva deux infirmiers en pleine discussion avec un psychiatre qu’André reconnut à la voix comme celui qui avait contacté la Fondation par le biais d’un cabinet médical factice.
« Docteur Zacharie ?
- Ah ! Docteur Martot, j’ai bien cru que vous n’arriveriez jamais à déceler le mystère du labyrinthe qu’est ce bâtiment. »
Les deux docteurs se serrèrent la main et le psychiatre lui désigna de la main un sas qui donnait sur les fameuses chambres 1 à 15. Une fois le sas ouvert, les deux docteurs avancèrent dans le long couloir tandis que le docteur Zacharie lui exposait la situation :
« Notre patient est à la chambre 12. Homme d’une cinquantaine d’années environ, corpulence en-dessous de la moyenne, signes de malnutrition. Nous avons appliqué vos consignes, il n’a reçu aucun traitement ni aucun sédatif, cependant je vous préviens, sa crise n’est pas encore terminée et nous avons dû l’attacher.
- La crise dure depuis combien de temps ?
- Il était en pleine crise déjà à son arrivée, et ça fait bien cinq heures qu’il est là.
- Pourquoi n’ai-je pas été prévenu plus tôt ? Demanda André.
- Disons qu’on a eu du mal à le maîtriser au début, il errait devant l’hôpital et agressait les gens.
- La police est intervenue ?
- C’est moi qui l’ai trouvé en commençant ma journée ce matin. J’ai bien sûr entendu des propos qu’il fallait de suite que je vous rapporte mais je vous l’ai dit… Le temps de le maîtriser, ça a bien pris une heure. La police n’a donc pas été prévenue, c’est votre consigne. J’ai dû court-circuiter la procédure.
- Bien. Quels étaient les propos qui vous ont fait penser à moi ? »
Le docteur Martot s’arrêta net pour attendre la réponse du psychiatre qui tenta de se rappeler les mots exacts :
« Si je ne m’abuse, il y avait « Fondation », « monstres », « agents » et un autre mais je ne me souviens plus de la prononciation exacte… « Sakic » ?
- Bien, répondit André d’un ton égal. Vous avez eu raison de m’appeler.
- J’aimerais bien savoir ce que cette combinaison de mots vous évoque parce que personnellement, je n’en ai pas la moindre idée.
- D’abord le patient, ensuite je vous explique. »
Le docteur Zacharie contint sa curiosité et lui désigna la porte de la chambre douze.
« Ah au fait, connaissez-vous son identité ? Demanda le docteur Martot avant d’entrer.
- Malheureusement non, il répète toujours les mêmes propos incohérents en boucle, je n’ai pas réussi à obtenir autre chose de lui.
- Bien. »
André prit alors une grande inspiration puis ouvrit la porte.
« Mais alors, qu’est-ce qu’on fout là, bordel ?
- Emmanuelle, ton langage, gronda Arsène.
- Oh toi, la ferme. J’ai deux gamins de sept et cinq ans à la maison, un connard pour père de mes gosses et une baby-sitter qui n’arrive pas à les tenir. Pourquoi je perds mon temps ici, sérieux ? »
Gérard Bocluso se contenta de gémir, pensant au diagnostic que venait de lui faire son psychologue attitré à la Fondation. Arsène, quant à lui, voulut se montrer un peu plus productif :
« Ils ne sont pas tout le temps avec la baby-sitter. Y a l’école auss-
- Ouais, parlons-en de l’école ! Une belle bande d’incapables qui ont eu leur diplôme d’instituteurs dans une pochette surprise ! Le directeur n’arrête pas de m’appeler parce que mes gosses foutent le bordel en cours ! Et pourtant, je suis obligée de rester là à tenter de m’occuper comme je peux avec une bande d’incapables qu’on a mis là parce qu’on ne sait pas où les foutre, tout ça pour assurer une « permanence » inutile parce qu’on ne nous appellera jamais ! »
Arsène essuya la tempête avec vaillance. Gérard, quant à lui, essayait de se souvenir du terme exact que le psychologue lui avait dit. Ça sonnait presque comme « burn out » mais c’était pas ça…
« Ah ! Bore out ! »
Emmanuelle et Arsène se tournèrent vers lui comme si une seconde tête venait d’apparaître à côté de la première. Gérard toussa, masquant sa gêne, puis haussa les épaules :
« Ils attendent que des postes se libèrent pour vous en donner. A terme, la FIM ne sera plus qu’un vieux souvenir. Mais la Fondation ne vous lâchera pas, expliqua-t-il d’un ton morne.
- Et vous ? S’inquiéta Arsène. Vous allez faire quoi ?
- Y a un poste qui va bientôt se libérer, je serai normalement directeur du département des Archives du Site-Beth. Je suis quasi-limogé à ce stade. »
Arsène lui adressa une mine compatissante. Bien que le directeur était d’accord avec le docteur Martot concernant les compétences d’Arsène Gilloard, il ne doutait guère de son humanité et de sa sanité d’esprit.
« Qu’est-ce que j’ai entendu ? On va nous mettre au trou ? S’indigna une voix cinglante. »
Anne-Claire Ritique, hypnotiseuse de son état, engoncée dans un tailleur gris très sévère, entra dans la pièce.
« Non, répondit le directeur. Vous, vous allez être réaffectée au département des mémétiques.
- Super, le truc qui n’a rien à voir avec mes compétences. Je vais de ce pas voir cet incapable de DRH. »
Elle ressortit comme elle était entrée, laissant un ange passer dans la pièce. Cependant, ce dernier prit froid et repartit aussi sec quand Emmanuelle se lamenta à nouveau :
« Je veux juste être utile !
- J’ai un bon traitement, sinon…, murmura Gérard. »
Emmanuelle entendit sa remarque et le foudroya du regard. Le directeur ne s’en préoccupa pas et alla s’asseoir dans l’un des fauteuils de leur QG.
« Quand André reviendra, je vous ferai un grand discours avec grands efforts de larmes et de niaiserie. Mais j’ai pas envie de me répéter donc là maintenant, je me contenterai de vous dire que je ferai tout pour que vous ayez un travail convenable.
- C’est pas un travail convenable qu’on veut ! On en a déjà un ! Il faut faire revivre la FIM ! S’emporta soudain Arsène, ce qui était contraire à ses habitudes. »
Gérard repensa au projet de mutation concernant Arsène et blêmit à nouveau. Il allait être tout bonnement viré dans quelques jours à moins d’un miracle. Mais Gérard Bocluso était un fervent athée et n’avait jamais cru en ce genre de choses. Ses seuls dieux étaient l’alcool et les antidépresseurs.
Lorsqu’il sortit une thermos, vaine tentative pour en cacher le contenu, de son sac et qu’Arsène en sentit l’odeur, ce dernier s’exclama :
« Pas d’alcool avec ce que vous prenez, directeur !
- Oh ça va, hein. »
Emmanuelle contempla Arsène et Gérard puis haussa les épaules :
« De toute manière, faut voir les choses en face. Nous sommes des épaves. Anne-Claire est antipathique, vous êtes en plein bore out, André est un vieux bientôt à le retraite, moi je suis une pédopsychiatre hystérique qui ne sait pas éduquer ses propres gosses et Arsène est… bah c’est Arsène quoi.
- Merci, se contenta de dire l’intéressé.
- De rien. Bref, quoi qu’il en soit, on nous a pris pour remplir les trous, personne voulait de ce poste.
- Si, moi.
- La ferme, Arsène. Cette FIM, c’est un rêve qui s’est cassé la figure avant d’avoir vécu. Autant démissionner.
- Et oublier toutes les choses que nous savons ? Demanda un Arsène soudainement horrifié. »
Gérard fut secoué par un rire nerveux. Le seul qui était encore un imbécile heureux plein d’espoir était celui qui allait vite comprendre ce que c’était que de se faire jeter comme une merde. L’optimisme de son subalterne lui donnait constamment envie de rire et de pleurer en même temps.
« J’ai pensé à la démission, figure-toi, balança Emmanuelle à Arsène. Et honnêtement, c’est une putain de bonne idée.
- Et les secrets ? La vérité que nous connaissons ? Être au cœur du complot ? Ça te plaît pas ?
- Autrefois, peut-être, mais là, ça ne suffit plus.
- C’est bien triste de perdre son âme d’enfant. Tu devrais songer plus amplement à ce qui nous a poussé à venir ici.
- Épargne-moi tes conseils de psy à deux balles, veux-tu ?
- Non, vraiment, c’est sincère, un conseil d’ami. Ce serait bête d’avoir des regrets pendant que l’amnésique fait effet. Il ne faut pas lâcher ce poste et prouver aux autres que la FIM a encore une raison d’être ! Pour nos rêves mais aussi pour notre bonne conscience ! »
Emmanuelle et Gérard levèrent des yeux étonnés vers un Arsène aussi inspiré et étrangement, un peu de cette ferveur naïve qui inondait le cœur du psychanalyste alla contaminer les esprits sombres de ses collègues.
André Martot entra dans la petite chambre étonnamment très éclairée mais lorsqu’il vit l’expression apeurée du patient ressemblant à celle d’un enfant qui venait de faire un cauchemar, il comprit que cette lumière avait pour but de le rassurer. L’homme sur le lit, attaché aux poignets et aux chevilles par des sangles, le regardait sans dire un mot, se contentant de le suivre des yeux, le front en sueur et le corps tremblant.
Le psychanalyste pensa que son collègue avait surestimé l’agressivité du patient mais demeura tout de même sur ses gardes, peut-être que les délires allaient reprendre immédiatement après qu’il ait lui-même pris la parole. Il s’assit alors en silence sur une chaise au bout du lit et sortit un petit carnet noir ainsi qu’un stylo, armes légendaires du psy.
« Bonjour, je m’appelle André Martot, je suis là pour vous aider, commença-t-il d’une voix habituée à cette phrase introductive. »
Son interlocuteur le dévisagea avec frayeur puis, sans crier gare, s’écria :
« Vous êtes de la Fondation ? »
Ne s’attendant pas à des propos intelligibles et construits, l’adrénaline se déversa dans le corps du psychanalyste qui comprit immédiatement que ce cas était fait pour lui :
« Oui.
- Agent ?
- Agent de la FIM Chi-7. Et vous êtes ?
- Connais pas. Se contenta de marmonner l’homme. »
André se leva alors et sortit de sa veste un badge qu’il tendit vers l’homme. Ce dernier le détailla avec attention. Le badge était une simple carte blanche munie d’une puce avec, en haut à gauche, le symbole de la Fondation sans le cercle.
« Reconnais pas, se contenta de dire l’homme.
- Je suis l’agent André Martot, classe C, niveau 3, cela vous va-t-il ou dois-je contacter le directeur du Site-Aleph ?
- Aleph ? Ce tas de ruines ?
- Un tas de… »
André fronça les sourcils puis comprit :
« En quelle année sommes-nous, monsieur ? Demanda-t-il. »
Cette question sembla gêner le patient qui se mit à s’agiter et à marmonner :
« J’sais pas, trop de temps dans le noir, pas de montre, pas d’horloge, pas de soleil, pas de lune, pas de montre, pas d’horloge, pas de soleil, pas de lune…
- Nous sommes en 2018, finit par dire le psychanalyste. »
Des larmes commencèrent à couler sur les joues du patient et à tomber sur ses lèvres tremblantes.
« Combien de temps dans le noir ? Demanda André.
- V-…
- Vingt ? Plus ?
- V-… Vingt-cinq. »
L’homme fut secoué de sanglots. André approcha sa chaise sur le côté du lit, considérant que le patient n’était pas dangereux et qu’il ne pourrait de toute manière rien faire en étant attaché.
« Dites-moi ce qu’il s’est passé, ordonna-t-il d’une voix douce.
- Manger.
- Vous avez faim ?
- Non. Manger. Ils ont mangé.
- Qui ?
- Eux, les sarkites. Manger. Ils arrêtaient pas de… manger. Ils disaient que c’était ma punition. Ils mangeaient et j’étais puni.
- Qu’est-ce qu’ils mangeaient ? Et qu’avez-vous fait pour être puni ? »
André se contenta d’écrire sur le carnet « syndrome post-traumatique » qu’il souligna plusieurs fois, marquant son assurance, puis se reconcentra sur le patient.
« Alors ? S’impatienta-t-il devant son mutisme. Qu’ont-ils mangé ?
- Moi. »
André eut le réflexe inutile de regarder le corps de l’homme avant de s’étonner :
« Vous avez l’air en pleine forme cependant. En tout cas, entier.
- Je suis pas entier. Ils ont commencé à manger des bouts de moi.
- Moi… Votre identité ? »
André acquiesça fébrilement, les larmes aux yeux.
« Ils ont d’abord mangé mes parents. Je sais pas combien de temps ça a pris mais ils mangeaient d’abord des anniversaires et des noëls. Puis mes souvenirs d’école. Ils disaient qu’ils voulaient garder le meilleur pour la fin mais moi, j’avais beaucoup de moi alors ça a pris du temps. Je me souviens plus de comment je suis arrivé à la Fondation mais je me souviens d’elle et je me souviens de pourquoi j’ai été puni par eux.
- Comment êtes-vous sorti ?
- Y a eu du bruit et des cris. La porte est tombée. J’ai fait le mort. Y a eu des bruits de pas puis plus rien. J’ai attendu qu’il n’y ait que le silence puis je suis parti. Je voulais voir le soleil.
- Où étiez-vous ?
- Manger, ils ont mangé ça en premier.
- Ont-ils… »
André n’avait jamais pensé devoir poser cette question un jour mais passa outre cette perturbation :
« Ont-ils mangé votre prénom et votre nom ?
- Non ! Ils disaient que ce serait l’avant-dernière chose qu’ils mangeraient ! Juste avant de manger… manger le pourquoi de ma punition. Mais je ne veux rien dire ! Je ne veux le dire qu’à la Fondation ! Je veux revenir dans la Fondation ! Je veux être protégé par la Fondation !
- Vous le serez, je vous le promets. Dès que je saurai votre nom, j’appellerai le département médical et une équipe d’exfiltration pour vous sortir de là et vous soigner. Je vous le jure sur ma vie. »
De la véritable reconnaissance émanait désormais du visage apaisé de l’inconnu qui se contenta de réciter comme un enfant qui déclamait un poème appris par cœur et répété sans cesse :
« Je m’en souviens. Professeur Justin Hochard, classe C, niveau 2, niveau 4-EDB, spécialiste du groupe d’intérêt l’Église du Dieu Brisé. »