Bonjour, bonjour… Tout le monde est là ? C’est bon ?
Vous m’entendez bien ? Au fond aussi ? Tant mieux, parce que j’ai pas l’intention de gueuler, et encore moins de me répéter.
Bon, j’imagine qu’on va commencer par les présentations. D’abord, faut savoir que si c’est moi qui vous fais le topo cette fois, c’est que je suis probablement le seul couillon qu’ils avaient sous la main. Je suis l’agent de liaison Koop, et je m’occupe avant tout des contacts avec le pays de la vodka et des kalachnikovs… Oui, oui je sais bien que la vodka vient de Pologne à la base…
Oui, je dis juste ça pour…
Bon, écoutez mon vieux, la vodka vient peut-être pas de Russie à la base, mais la kalachnikov oui, et si vous n’arrêtez pas tout de suite de me casser les bonbons, je vais vous coller le canon de l’exemplaire qui m’attend à l’armurerie tellement profond dans le fondement qu’on ne verra plus la crosse. Autre chose ? Merci bien.
Alors, oui, pour ma présentation. Je ne serai pas souvent parmi vous, mon poste principal se trouvant sur le site Aleph. Néanmoins, je vous donnerai de temps en temps des… Ben, des cours, je pense qu’on peut appeler ça comme ça, sur nos rapports avec les branches étrangères de la Fondation, ainsi que sur certains GDI, c’est-à-dire des Groupes d’Intérêts. Comment vous expliquer ça… Bon, disons que ce sont nos concurrents. Des concurrents qui, pour certains, vous colleront une balle entre les deux yeux à l’instant même où ils apprendront que vous faites partie de la Fondation. Enfin, vous bilez pas, ça ne représente qu’une minorité d’entre eux.
Ici, c’est le site Samech. L’endroit où toutes les nouvelles recrues de la branche française passent avant d’entrer dans le grand bain. Ne vous inquiétez pas, on n’est pas là pour vous apprendre à faire votre boulot ; si vous êtes ici, c’est que la Fondation a décidé que vous en aviez déjà suffisamment dans le crâne ou dans les bras pour bosser pour elle. Non, on va juste vous montrer comment ça marche ; « qui sont mes supérieurs ? », « c’est quoi un niveau de sécurité ? », « c’est quoi cette alarme ? », « qu’est-ce que je dois faire si mes entrailles commencent à se répandre sur le sol ? »… Enfin bref, vous avez saisi l’idée générale.
Sur la période, on va aussi vous évaluez psychologiquement, histoire de s’assurer que vous pouvez tenir le coup dans vos conditions de travail. Parce que figurez-vous que, aussi étonnant que ça puisse paraître, savoir déterminer l’espèce d’une algue du premier coup d’œil ou connaître le fonctionnement du système immunitaire de la mangouste sur le bout des doigts vous prépare rarement à risquer votre vie au quotidien, et à vous demander sans arrêt si vous ne croisez plus le type que vous voyiez tous les matins parce qu’il est en congés ou parce qu’il s’est fait buter. Ah oui, et aussi bien sûr pour s’assurer que vous taffez pas pour un de ces fameux GDI. S’il y a des camarades du culte Sarkiste dans l’assistance, autant vous barrez tout de suite, on vous reconnaîtra de toute façon.
Ouais, bon, vous comprendrez la blague plus tard.
Que dire d’autre ? Ah ouais, une règle importante. Essentielle. Rien de ce qui ne vous sera appris ici n’aura la moindre valeur par rapport avec ce que vous diront les vétérans sur vos affectations.
Si le docteur Grym… Ouais, non, mauvais exemple. Si on vous a appris ici ou ailleurs que la Terre est ronde et tourne autour du Soleil, mais que le docteur Benji vous dit que la Terre est plate, qu’elle repose sur le dos de quatre éléphants, qui reposent eux-mêmes sur le dos d’une tortue géante, qui repose elle-même sur votre mère, alors la Terre est plate, elle repose sur le dos de quatre éléphants, qui reposent sur une tortue géante, qui repose sur votre mère.
Si on vous dit ici qu’en cas d’alerte XK il faut vous tirer vers le bunker le plus proche, mais que l’Agent Neremsa vous dit que vous devez vous lancer à l’assaut du SCP le plus dangereux du site armés en tout et pour tout d’une tapette à mouche, alors vous prenez bien en main votre tapette à mouche et vous gueulez pour vous donner du courage.
Si on relit un de vos premiers travaux et qu’on trouve ça correct, mais que le docteur Johannes n’est pas du même avis, j’espère sincèrement pour vous que vous avez de meilleures jambes que les siennes.
Enfin, je crois que vous avez saisi l’idée.
Je crois que ça va être tout pour moi, je vais laisser un de mes collègues vous faire visiter les lieux. Vous n’y resterez pas longtemps, on a besoin de sang frais pour faire tourner la machine. À plus tard pour ceux que je reverrai, et bonne chance à tous.
Ben, z’êtes tout blanc mon vieux, quelque chose ne va pas ?
Interviewé : Agent de liaison ████ « Koop » ██████
Interviewer : Agent Iskandar Amjad
Avant-propos : Interview menée dans le cadre d’une enquête de la DSI concernant un comportement de l’Agent ████ « Koop » ██████ vis-à-vis du Pr. Lucy jugé « inquiétant » pour la couverture de cette dernière.
Agent Amjad : Bonjour, Agent Koop, asseyez-vous.
Agent ██████ : Bonjour… Vous m’appelez par mon surnom ?
Agent Amjad : En effet, cela vous pose-t-il problème ?
Agent ██████ : Non, c’est juste que c’est rarement bon signe. Vous essayez de me caresser dans le sens du poil, sauf votre respect ?
Agent Amjad : Vous êtes donc l’Agent ████ ██████, plus connu sous le surnom de « Koop ». Vous travaillez dans les liaisons avec l’international, et plus précisément avec la Russie, c’est bien ça ?
Agent ██████ : C’est ça.
Agent Amjad : Vous êtes également un élément clé dans nos contacts avec la division P du GRU, grâce aux nombreux contacts que vous entretenez au sein de ce GDI, exact ?
Agent ██████ : En effet, mais c’est une info classifiée, ça. Vous ne devez pas être n’importe qui, monsieur.
Agent Amjad : Vos états de service sont, sans être exceptionnels, satisfaisants. Vous avez déjà obtenu des résultats probants dans votre mission, pas de problème avec votre hiérarchie, décris comme une personne agréable, et même comme un « bon pote » par certains. Une seule ombre au tableau, le harcèlement que vous infligez à une de vos collègues.(édité)
Agent ██████ : Ah, c’était donc ça…
Agent Amjad : J’espère que vous êtes conscient qu’un tel comportement est inacceptable, et pourrait constituer un motif de licenciement immédiat. Si vous persistez…
Agent ██████ : Excusez-moi, monsieur.
Agent Amjad : Oui ?
Agent ██████ : Ne croyez pas que je fais ça pour le plaisir. Mais cette femme bosse pour l’Insurrection, je le sais. J’ai des preuves.
Agent Amjad : Vous parlez du fameux « air troublé » qu’aurait eu le professeur Lucy lorsque que vous avez évoqué l’idée qu’un agent de l’Insurrection du Chaos pourrait être infiltré parmi nous ? Nous l’avons déjà pris en compte, et avons même mené une enquête qui n’a permis d’établir aucun lien entre le professeur et l’Insurrection.(édité)
Agent ██████ : Bon, j’avoue que pour le coup, c’était un peu basé sur rien. J’ai peut-être été un peu hargneux avec elle pour pas grand-chose, au début…
Agent Amjad :« Un peu hargneux » ? Certains de vos collègues ont comparé votre comportement vis-à-vis du professeur Lucy à celui d’ « une bête enragée refusant de lâcher sa proie avant de l’avoir fait claquer d’épuisement ».
Agent ██████ : D’accord, infect. Mais, sur la fin, c’était plus pour la taquiner qu’autre chose. Et j’ai du solide maintenant.
Agent Amjad : Vous pensez avoir pu trouver des preuves concluantes là où la Fondation elle-même n’a rien découvert ? Je pense que vos soupçons ont tourné à l’obsession, voilà tout.
Agent ██████ : Vous ne me croyez pas ? Je vous montre de suite, si vous voulez.
Agent Amjad, troublé : Me montrer de suite ? De quoi parlez-vous ?
bruit de fouille dans un manteau
Agent Amjad : Que faites-vous ?
Agent ██████ : Du calme, je ne suis pas encore taré au point de vider un chargeur sur quelqu’un d’aussi important que vous devez l’être en plein milieu d’un site de la Fondation. C’est juste mon portable. Attendez une minute.
court silence
Agent ██████ : Voilà, regardez.
Agent Amjad : C’est…
Agent ██████ : Le professeur Lucy. Je vous accorde que c’est pas le travail d’un photographe professionnel, mais on la reconnait parfaitement.
Agent Amjad : Très bien, c’est elle, mais quel est le rapport, concrètement ?
Agent ██████ : Si je vous donne la légende, vous allez comprendre. Cette photo a été prise il y a environ trois mois dans un des postes avancés de l’Insurrection en Europe de l’Est. Et pas exactement dans la partie du camp ou on peut se retrouver par hasard au beau milieu d’une balade champêtre, si vous voyez ce que je veux dire.
Agent Amjad : D’où tenez-vous cette photo ?
Agent ██████ : Je l’ai retrouvée au beau milieu d’un dossier rempli d’infos sur des types bossant pour l’IC envoyé par un de mes contacts.
Agent Amjad : Et comment a-t-il obtenu ça ?
Agent ██████ : Disons que le problème quand votre gouvernement coupe les vannes budgétaires, c’est qu’un certain nombre de vos hommes ont tendance à aller voir ailleurs si la paye n’est pas meilleure. L’Insurrection du Chaos, à tout hasard. L’avantage, c’est que ça rend l’infiltration d’agents dormants assez facile. Sans parler des transfuges déçus qui reviennent parfois avec des infos intéressantes, histoire de se faire pardonner.
Agent Amjad : Cela pourrait très bien être un montage, ou une personne lui ressemblant fortement, comment pouvez-vous être aussi…
Agent ██████ : Il y avait quelques infos avec la photo. Pas grand-chose. Mais ça disait qu’elle faisait partie du gratin, et qu’elle se pointait très rarement. Elle doit donc être très occupée ailleurs, peut-être un deuxième boulot ? J’ai demandé à mon contact de me filer quelques dates où elle était là-bas, histoire de comparer avec les périodes d’absence du professeur Lucy, mais ils ne pensent pas pouvoir me les fournir…
court silence
Agent Amjad : Vous me posez vraiment problème, Agent Koop. Vous NOUS posez vraiment problème.
Agent ██████ : Elle travaille pour nous, c’est ça ? Je m’en doutais un peu, mais allez savoir…
Agent Amjad : En effet. Très peu de gens sont au courant. Très très peu. Et vous ne faites certainement pas partie de ceux qui devraient l’être. Le petit jeu auquel vous avez joué, vous et vos… « contacts », pourrait nous coûter très cher. « Très cher », qu’est-ce que je raconte ? Bien plus que ça. Une chaise à la droite des têtes pensantes de l’Insurrection du Chaos. La vie d’une quantité extrêmement importante d’agents de la Fondation infiltrés dans l’IC grâce à l’appui du professeur Lucy. La vie du professeur Lucy elle-même, même si je ne suis pas sûr que vous vous en souciiez beaucoup.
court silence
Agent Amjad : Je devrais sans doute vous faire éliminer à présent. Nous ne pouvons pas prendre le risque de vos… imbécilités ne foutent tout en l’air. Mais, d’un autre côté, la perte de vos contacts dans le GRU…
court silence
Agent Amjad : N’allez pas vous croire tiré d’affaire. L’IC représente une menace infiniment supérieure à la division P. Votre vie ne pèse pas lourd dans la balance.
Agent ██████ : Me faire prendre des amnésiques, oublier tout ça ?
Agent Amjad : Ça n’est pas si simple. Même si nous vous faisons oublier cette photo, et tout ce qui va avec, qu’est-ce qui nous garantit que vous n’en avez pas d’autres exemplaires stockés ailleurs ? Ou que vos contacts ne vont pas vous la renvoyer ? Prenez conscience du fait que nous vous avons déjà fait une fleur en vous laissant en paix malgré votre harcèlement à l’encontre du professeur Lucy, qui aurait pu mettre toute l’opération par terre s’il était arrivé aux oreilles des mauvaises personnes. On ne peut pas juste laisser passer ça cette fois.
court silence
Agent Amjad :Nous allons supprimer toutes les données se rapportant au professeur Lucy sur vos appareils, ainsi que dans votre documentation, qu’ils soient personnels et professionnels. Vous serez placé en cellule d’isolement, où vous recevrez un traitement en amnésiques lourd, et où vous resterez jusqu’à nouvel ordre. Nous statuerons sur votre sort entretemps. Il n’est pas impossible que, quand vous reprendrez vos esprits, vous aurez oublié jusqu’à l’existence même du professeur Lucy. Voire même que vous ne repreniez jamais vos esprits, si vous voyez ce que je veux dire.
court silence
Agent ██████ : Je peux ajouter quelque chose ?
Agent Amjad : Faites.
Agent ██████ : Je… Enfin, je vais pas vous apprendre votre métier. Mais méfiez-vous d’elle, s’il vous plait. Une personne qu’on a pu retourner une fois peut être retournée deux fois.
Discours de clôture : L’Agent ██████ a été placé en détention dans une cellule d’isolement, où un traitement approprié en amnésique lui a été prodigué, neutralisant tout souvenir en lien direct avec la photographie évoquée lors de l’enregistrement. Les copies de ladite photo, au nombre de trois (une sur le téléphone portable professionnel de l’agent, une sur son ordinateur professionnel et une sur son ordinateur personnel) ont été supprimées. Une décision concernant les mesures à prendre pour l’agent sont encore à l’étude. En attendant, l’Agent ██████ a été relâché, et a repris son travail sous étroite surveillance.
« Bonjour. Allez-y, entrez. Asseyez-vous. »
La jeune femme qui avait jusque-là attendu dans l’encadrement de la porte se décida enfin à pénétrer dans la pièce. Bien que relativement vaste, celle-ci n’était occupée que par une table simple, encadrée de deux chaises, dont une, la plus éloignée de la porte, était occupée par un homme en blouse blanche, visiblement âgé d’une cinquantaine d’année, les cheveux bruns-roux désordonnés, parsemés de mèches grisâtres trahissant le début de la vieillesse, un début de barbe encadrant son visage carré. D’une façon assez étrange, l’homme dégageait une aura rassurante, presque paternelle.
La nouvelle arrivante tira sa chaise, qui produisit un grincement désagréable lorsque ses pieds frottèrent sur le sol carrelé. L’homme leva les yeux de la feuille qu’il contemplait jusque-là et lui adressa un sourire compréhensif et encourageant. La jeune femme se rendit alors compte que l’atmosphère de la pièce elle-même semblait étrangement apaisante, malgré son total dénuement ; à l’exception du carrelage gris clair et des quelques meubles, tout y avait une teinte allant du blanc crème au jaune pâle, et une large fenêtre laissait voir au-dehors le soleil couchant qui donnait au ciel une belle teinte orangée, au-dessus d’une vaste forêt dont rien ne semblait pouvoir troubler le calme. Son regard dû s’y arrêter une seconde de trop, car l’homme lui demanda avec un sourire :
« Vous aimez les couchers de soleil ? »
Un peu surprise par la question, et particulièrement stressée par cet entretien, la jeune femme bafouilla un peu avant de répondre d’une voix plus assurée :
« Assez, oui… Je trouve que le paysage est très beau, par ici.
-N’est-ce pas ?
-Je suis désolée, je ne voulais pas vous faire perdre du temps avec ces idioties…
-Ne vous inquiétez donc pas comme ça. J’ai tout mon temps ; vous êtes mon dernier entretien, pour aujourd’hui, du moins.
-Ah oui ?
-Oui. La journée a dû être longue pour vous comme pour moi, faisons au moins en sorte qu’elle s’achève tranquillement, qu’en dites-vous ?
-D’accord.
-Je suis le docteur Philippe Maulnier. Psychologue de mon état. Enfin, « psychologue » est une vulgarisation assez grossière de la véritable dénomination de mon poste, mais ça n’a aucune espèce d’importance. Et vous êtes ? »
Son interlocutrice fit semblant de ne pas avoir remarqué que son nom était écrit en gros en haut de la fiche qui reposait sur la table, juste devant lui.
« Mélissa Villeneuve. Biologiste.
-Depuis combien de temps ?
-J’ai été diplômée il y a un peu plus d’un an. Je crois que ma thèse a plu à… Enfin, à mes nouveaux employeurs.
-C’est plus que probable, si vous êtes devant moi maintenant. Et, puisque nous en sommes à parler du temps, et bien que je sache qu’on ne demande pas son âge à une dame…
-J’ai un peu plus de 27 ans.
-Très bien… J’en ai moi-même 52. Vous verrez, la vie passe à une vitesse folle… »
Il écrivit quelques mots sur une feuille placée sous la première, qui contenait déjà toutes les informations de base sur Mélissa.
« Mademoiselle Villeneuve, ou Mélissa si vous m’autorisez à vous appeler ainsi, je vais dès à présent commencer à vous poser une série de questions qui n’auront sans doute rien à voir avec tous les tests de ce genre que vous avez pu passer jusqu’ici. Je vous demanderai de bien vouloir y répondre aussi sincèrement que possible, et de ne pas vous formaliser de leur éventuelle étrangeté.
-Très bien.
-Pour commencer, que saviez-vous de la Fondation SCP jusqu’à aujourd’hui ?
-Absolument rien, avoua-t-elle. Je n’en avais jamais entendu parler, je n’ai jamais rien soupçonné de son existence, et… Et je dois dire que j’ai encore du mal à y croire.
-Je le conçois parfaitement, nous sommes tous passés par là. »
La jeune femme ne savait pas si c’était parce qu’elle avait absolument besoin de partager ses inquiétudes et son ressenti, ce qu’elle ne pourrait pas faire avec sa famille ou ses amis, ou si l’atmosphère de la pièce et la gentillesse du psychologue la poussaient à parler, mais elle poursuivit :
« Je me demande encore si… Si je ne vais pas me réveiller en sursaut, ou si des gens avec des caméras ne vont pas sortir de derrière les murs et m’annoncer que c’est un canular pour la télé.
-Et pourtant, tout ceci est bien réel, je peux vous l’assurer. Vous vous y ferez, tout comme nous nous y sommes tous faits, ne vous inquiétez pas. Pouvons-nous passer à la seconde question ?
-Oui, bien sûr, répondit-elle un peu nerveusement, ayant l’impression d’avoir été un peu trop expansive.
-Comment considérez-vous notre tâche ? Et la façon dont nous la menons à bien ? Je parle bien sûr de la protection de l’Humanité contre tous les dangers dont on vous a sûrement déjà parlé lors de votre embauche et de cette première journée de formation.
-C’est une tâche noble. Et, si j’ai bien compris, nécessaire pour protéger ceux que nous aimons, et l’Humanité toute entière. Ce serait vraiment un immense honneur de pouvoir y contribuer… Et pour ce qui est de vos méthodes, je ne les connais pas encore très bien, mais…
-Pourriez-vous tuer ou faire tuer un autre être humain si cela s’avérait nécessaire à la réalisation de votre mission ? »
Mélissa Villeneuve ne répondit rien. Ses yeux s’agrandirent, une boule commença à se former au fond de son estomac, et son cerveau commença à fourmiller de pensées toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Le docteur continua à écrire quelques secondes sur une de ses feuilles puis, n’entendant pas arriver la réponse, il releva la tête vers elle, la gratifiant d’un autre sourire rassurant.
« Je vous ai prévenu quant à la teneur pour le moins épineuse que pourraient présenter certaines de mes questions, et vous m’avez promis d’essayer d’y répondre aussi sincèrement que possible. Ne vous inquiétez pas, vous n’aurez peut-être jamais à faire de mal à de qui que ce soit durant l’intégralité de votre carrière. Ce n’est qu’une simple hypothèse.
-Je… Je ne sais pas, je dois y réfléchir, je pense…
-La première réponse qui nous vient est bien souvent la plus sincère.
-Je… Si ça pouvait permettre de sauver plus de gens, j’imagine que… Enfin, oui, s’il le fallait vraiment…
-Et pour ce qui est de votre propre vie ? Seriez-vous prête à mourir pour les mêmes raisons ?
-Mourir ? Dans quelles circonstances ?
-Si un ennemi de la Fondation menace votre vie, ou celle d’un de vos proches, dans le but de nuire à la Fondation ou à l’Humanité, que ferez-vous ? Ne répondez pas ce que la Fondation voudrait entendre, répondez ce que je vous pensez réellement. »
Elle réfléchit longuement à la réponse qu’elle pourrait apporter à cette question semblant tout droit sortie d’une sorte de questionnaire de personnalité de magazine particulièrement morbide.
« Je… Moi peut-être, mais… Si c’était quelqu’un de ma famille, je ne sais pas… »
Le stylo prit son envol, écrivant frénétiquement. Son simple crissement sur la feuille lui donnait la nausée, à présent.
« Vous avez donc de la famille. Vous en êtes proche ?
-J’aime beaucoup mes parents. Je vivais chez eux avant de venir ici… J’ai un grand-frère aussi. Il est fiancé.
-Des amis ?
-Oui, des gens que j’ai rencontré pendant mes études, surtout. Ma meilleure amie, une amie d’enfance.
-Quelqu’un dans votre vie ?
-Pas pour l’instant.
-Très bien. »
Le crayon filait.
« Si une autre organisation proposait une façon de faire différente de celle de la Fondation, préfériez-vous rejoindre celle-ci, dans l’absolu ?
-C’est-à-dire ?
-Par exemple, un groupe qui détruirait les objets dangereux, plutôt que les confiner.
-Je ne sais pas… Le but, c’est de les confiner pour pouvoir les étudier, et peut-être se servir de ce qu’on apprend sur eux pour améliorer… Certaines choses ? Et puis, on ne peut pas tous les détruire, si j’ai bien compris.
-Et s’ils ne vous forçaient pas à faire certaines choses désagréables que vous devrez peut-être accomplir pour la Fondation un jour ou l’autre ? Provoquer la mort de quelqu’un, par exemple ?
-Je…
-Sachez que rien de ce que vous pourrez dire ici ne fera l’objet d’un quelconque jugement, et encore moins de représailles. Seules les personnes qui doivent nécessairement obtenir ces informations y auront accès. Du moins, tant qu’elles ne portent pas directement atteinte à l’intégrité de la Fondation. Parlez en toute tranquillité. »
Mélissa hésita un moment, mais l’homme souriait toujours, calme, bienveillant. Elle sentait qu’elle pouvait lui faire confiance. Et puis, la Fondation était là, immuable depuis toujours ; on le leur avait expliqué pendant une des réunions de présentation, photos et autres documents à l’appui. Elle devait savoir ce qu’elle faisait.
Dehors, le ciel s’assombrissait, tandis que le soleil s’effaçait de plus en plus.
« Je pense que… Si d’autres faisaient la même chose mais… Mais sans tuer des gens, oui, je préférerais être avec eux.
-Pensez-vous que la Fondation aurait provoqué la mort de tant des êtres humains qu’elle essaye de protéger s’il y avait eu d’autres moyens ? Attention, il ne s’agit en aucun cas d’une question rhétorique.
-Je… Non, je ne pense pas. La Fondation protège toute l’Humanité, n’est-ce pas ?
-La Fondation protège tous les êtres humains, peu importe leur origine, leur religion, leur opinion, sans aucune distinction. Du plus innocent des nouveau-nés au plus terrible des criminels. Mais, si elle doit sacrifier l’un pour sauver l’autre, elle sacrifiera le criminel.
-Oui, bien sûr…
-Quel est votre rapport à la religion ? Êtes-vous croyante ?
-J’ai été baptisée. Comme mon frère… Mais c’est tout. Je ne vais pas à la messe, ou quoi que ce soit.
-Mais croyez-vous qu’il existe un dieu quelque part ? Ou plusieurs ?
-Je ne sais pas, je ne me suis jamais vraiment posée la question…
-Pensez-vous que les croyants sont dans l’erreur ? Qu’ils perdent leur temps ?
-Je… Non, si c’est ce qu’ils veulent… Et ça ne me concerne pas. Ils ne font de mal à personne.
-Des gens tuent au nom d’un dieu, ou de plusieurs.
-Pas tous. Pas la plupart d’entre eux. Ce serait injuste de les blâmer tous à cause de quelques-uns.
-Vous avez une opinion politique ?
-Pas vraiment… Enfin… Je n’aime pas l’extrême-droite, vraiment pas.
-Pourquoi ?
-Je les trouve… Je trouve qu’ils se trompent. On ne peut pas blâmer tout un groupe de gens à cause de quelques-uns, c’est ce que je disais.
-Très bien. Pour qui avez-vous voté, lors des dernières élections ?
-Je… Vous avez vraiment besoin de savoir ?
-Moi, j’ai voté pour la droite. C’est un peu une tradition familiale, et le candidat me plaisait. Vous pouvez me le dire, je vous l’ai dit, rien de ce qui sera dit ici ne sera utilisé contre vous.
-Je… J’ai voté blanc. Je vote toujours blanc. Je ne leur fais pas vraiment confiance.
-Mais vous voulez faire confiance à la Fondation SCP ?
-La Fondation ne cherche pas à gagner des élections, ou à gagner en popularité. Elle fait juste ce qu’elle à faire… Non ?
-En effet. N’avez-vous pas peur que ça l’empêche d’évoluer ? Qu’elle stagne ?
-Je pense que des gens font attention à ça. »
L’entretien se poursuivit ainsi pendant une bonne vingtaine de minutes où tous les sujets furent abordés : politique, sport, éthique, morale, sexualité… Les questions semblaient s’enchaîner sans schéma précis - le docteur lui demanda même quel était son plat préféré - Mais la jeune femme fit tout son possible pour y répondre au mieux.
Elle avait l’impression étrange que la conversation suivait un cours parfaitement naturel, tout en ayant été minutieusement prévue à l’avance. Au fur et à mesure qu’elle apportait ses réponses, le stylo dansait, encore et encore, sur la feuille. Le docteur ne le posa sur la table, juste à côté de son dossier, que lorsque la dernière question fut posée et la dernière réponse apportée. C’est à cet instant qu’apparut dans son regard quelque chose en plus. Une certaine compassion, elle l’aurait juré.
« Ce premier entretien est terminé. Je suis parfaitement conscient qu’il a dû être particulièrement éprouvant, et que certaines questions posées ont pu remettre en cause votre volonté de rejoindre la Fondation. J’espère néanmoins que vous avez compris que notre objectif, notre seul objectif, est de protéger l’Humanité contre les anomalies qui peuvent apparaître n’importe où, n’importe quand, sur notre planète ou ailleurs, ainsi que de ceux qui veulent utiliser ces anomalies contre elle. Nous sommes très nombreux à travailler pour la Fondation, du simple balayeur au chef de projet sur un objet SCP potentiellement destructeur. Mais chacun d’entre nous joue son rôle, et chacun est important, du plus grand chef de projet au dernier des balayeurs. J’espère que vous nous ferez l’honneur de nous rejoindre dans notre mission. Sinon, la Fondation SCP redeviendra ce qu’elle a toujours été pour vous avant qu’elle ne vous contacte, c’est-à-dire strictement rien, pas même un vague souvenir. Vous pouvez donc faire le choix de dédier votre vie à l’Humanité, ou de la dédier à d’autres causes qui, je n’en doute pas, seront également fort admirables. »
La jeune femme ne répondit pas immédiatement. Au milieu de son inquiétude, de ses doutes, de la peur qui lui serrait encore le ventre, elle sentait quelque chose grandir. L’impression d’avoir une mission à accomplir. Quelque chose de grand à faire. Quelque chose qui lui donna la force de répondre :
« Ça sera un plaisir pour moi de dédier ma vie à la Fondation. De mettre mes compétences à son service. Vous pouvez compter sur moi.
-Dans ce cas, je vous invite à vous rendre de ce pas à la cafétéria. Je pense personnellement que les repas du site Samech sont meilleurs que ceux de la plupart des autres sites ; c’est sûrement un moyen comme un autre d’amadouer les nouvelles recrues. Alors, autant en profiter. »
Dehors, le soleil finissait de disparaître.
Maulnier parcouru des yeux le dossier de son dernier entretien de la journée. Une jeune femme fort sympathique, bien que manquant peut-être de maturité. Le solide lien affectif qui la liait à ses parents poserait peut-être problème, tout comme pour celui qui l’unissait à son amie d’enfance. Il faudrait surveiller ça, les proches des nouveaux employés étaient impliqués dans la majorité des fuites sur l’existence de la Fondation auprès de la population civile. L’absence d’attache religieuse ou politique particulière faciliterait le reste, mais il doutait que la jeune femme soit un jour capable d’envoyer un classe-D à la mort, du moins pas sans remords devant faire l’objet d’un suivi psychologique.
De toute façon, ce serait aux tests suivants, plus précis et poussés, qu’il appartiendrait de déterminer précisément ces choses-là, et d’autres encore, comme l’appartenance possible, présente ou future, de la jeune femme à un GDI rival, ou sa résistance à l’horreur qui pouvait frapper chacun des employés de la Fondation à n’importe quel instant. Ce premier entretien avait pour vocation de défricher le terrain pour savoir où orienter les suivants, rien de plus.
Il ferma le dossier de la biologiste et se leva. Il n’avait aucune intention de s’éterniser d’avantage. Il n’avait jamais apprécié l’idée d’être dans une pièce où un agent mémétique était actif, quand bien même son effet se limitait à pousser ceux qu’il affectait à faire preuve de plus de franchise et de sincérité que la normale, et quand bien même il n’affectait, en théorie, que ceux qui s’asseyaient sur la chaise posée en face de lui, de l’autre côté de la table.
En fermant la porte, il se demanda si Mélissa Villeneuve serait encore en vie dans un an.
Puis il se demanda s'il resterait de la viande à cantine, ou s’il devrait se contenter de poisson ce soir-là.
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Si le problème persiste, merci de contacter un informaticien au plus vite.
Bonjour et bienvenue sur le Site-Samech, le principal site de formation de la branche française de la Fondation SCP. Apprendre l’existence de la Fondation, et être recruté par elle dans la foulée, peut être pour le moins déstabilisant, et à ceci ne doit pas s’ajouter l’égarement dans ces locaux où vous allez passer les prochains mois.
La Fondation SCP vous propose donc ce plan détaillé du site-Samech, accompagné de nombreuses informations essentielles à votre confort et à votre sécurité.
Découvrez donc dès maintenant les points d’intérêt du site-Samech !
1 : Parkings
Avec les deux parkings situés devant l’entrée du site-Samech, ce sont plus de 200 places qui s’offrent à vous pour le stationnement de votre véhicule personnel. Chaque emplacement du parking est dans le champ de vision d’une caméra de surveillance, vous n’aurez donc à craindre ni vol, ni dégradation, ni dépôt de bombe sous votre véhicule !
Nous tenons à cette occasion à rappeler que la circulation des véhicules personnels non autorisés est strictement interdite dans l’enceinte même du Site-Samech.
2 : Entrée principale
La principale entrée du Site-Samech est aussi celle que vous utiliserez de façon presque exclusive. Les entrées et sorties ne peuvent se faire qu’entre 8 heures du matin et 22 heures le soir, les accès étant fermés en dehors de ces horaires, sauf sur autorisation spéciale.
La présentation d’un badge ou d’une autorisation datée et signée est obligatoire pour entrer ou sortir de l’enceinte. Les agents de sécurité sont en droit de procéder à des fouilles, voire à une mise en cellule lorsqu’ils l’estiment nécessaire.
3 : Sortie secondaire
La sortie secondaire ne peut-être empruntée par le personnel en formation qu’en cas d’alerte de niveau 3 ou plus. Autrement, cette sortie ne peut être utilisée, et ce quelle que soit l’heure.
4 : Accueil
Véritable phare dans l’océan que peut représenter le Site-Samech et la Fondation pour ceux qui ne sont pas familiers avec eux, l’accueil vous permettra d’obtenir toutes les informations dont vous pourriez avoir besoin à propos des installations, de l’organisation, du fonctionnement de la Fondation ou des possibilités qui vous serons offertes pendant votre carrière.
Nos hôtes et hôtesses vous accueillent non-stop de 8 heures à 18 heures.
5 : Salle commune
À la recherche d’un distributeur de boissons ? Envie de faire connaissance avec des camarades de promotions ? D’obtenir l’avis d’un employé plus ancien sur un sujet précis ? Vous trouverez tout ça et plus encore dans la pièce commune, point de passage obligé dans la vie de tous les jours sur le Site-Samech. Évitez quand même de rester dans les pattes des personnes pressées.
6 : Salle de conférence
Sans doute le premier endroit où vous vous rendrez après votre arrivée parmi nous, la salle de conférence peut accueillir plusieurs dizaines de personnes. Discours et cérémonies divers, cours magistraux, la salle de conférence deviendra un haut lieu de votre parcours sur le Site-Samech… Ou celui où l’ennui vous assaillira avec la même ferveur qu’un prédateur keter qui vous trouve à son goût.
7 : Salles de cours
Vous pensiez en avoir fini avec les salles de classe après de longues années d’études pour obtenir votre doctorat ? Eh bien, vous aviez tort. C’est dans ces six salles dédiées que vous recevrez tous les enseignements nécessaires pour devenir un élément exemplaire de la Fondation SCP. Les salles dont le nom comprend T sont les salles d’enseignement théorique, tandis que celles contenant un P sont celles d’entraînement pratique.
On verra si vous êtes un homme ou une femme d’action en fonction de celles que vous préférerez.
8 : Gymnase et terrain d’entraînement
Essentiellement dédiés au personnel de sécurité, ou à ceux destinés à occuper un poste nécessitant une bonne condition physique en général, mais ouverts à tous à toute heure du jour et de la nuit, le gymnase et le terrain d’entraînement proposent tous les équipements possibles et imaginables pour vous permettre de rester au top de votre forme.
9 : Salle de détente
Fauteuils moelleux, babyfoot, flipper, billard, machine à café, et tout un panel d’instrument conçus pour optimiser détente et amusement vous attendent dans cette salle qui deviendra bien vite comme un deuxième chez vous (après le logement que vous occuperez pendant votre séjour ici), de 7 heures à minuit tous les jours.
Des membres du personnel de sécurité contrôlent régulièrement la salle pour s’assurer que les nouvelles recrues n’y passent pas leurs heures de formation. Vous êtes prévenus.
10 : Logements
Au cours de sa formation, chaque nouvelle recrue se voit attribuer un appartement spacieux, meublé et aménagé avec soin et goût par des employés frustrés de ne pas avoir fait leur carrière dans l’architecture d’intérieur.
Le bâtiment des logements contient également un espace de vie commune comprenant notamment une laverie et une bibliothèque proposant un large choix de livres, bande-dessinées, mangas et magazines divers.
Oui oui, vous avez bien lu, vous devez faire votre lessive vous-même.
11 : Réfectoire
Les repas chauds (et gratuits) dans un cadre agréable et en compagnie d’une bande de collègues sympathiques vous inspirent ? Vous pourrez vivre ces moments magiques le matin pour le petit-déjeuner de 7 heures à 8 heures, le midi de 12 heures à 14 heures, et le soir de 19 heures à 21 heures.
Les produits sont bien sûr choisis avec soin pour être toujours frais, équilibrés et variés. Les larges baies-vitrées du bâtiment donnent sur la forêt environnante. Le goût ? Eh bien…
12 : Poste médical
Brûlure ? Coupure ? Organes en train de se répandre sur le sol ? L'infirmerie est faite pour vous ! Les meilleurs professionnels de la santé vous accueillent, vous rafistolent, vous gavent de toutes sortes de médicaments, et vous renvoient au travail le plus vite possible pour limiter la durée de vos congés maladie, le tout grâce à un matériel de pointe.
13 : Administration
Même pour la Fondation, qui peut se vanter d'être l'une des organisations les plus performantes et les mieux organisées de notre planète, il est difficile de se passer de la paperasse. Assurances, autorisations, contrats de travail, testaments, autant de documents avec lesquels il vous faudra jongler pendant toute la durée de votre travail parmi nous. Le département administratif du site-Samech se charge de vous accompagner dans vos démarches de 9 heures à 18 heures tous les jours.
14 : Salle d'expérimentation
Comme vous l'avez sans doute compris désormais (du moins, on l'espère pour vous), votre carrière au sein de la Fondation SCP vous amènera à côtoyer au quotidien, plus ou moins directement, une grande variété d'objets SCP. C'est dans la salle d'expérimentation du site-Samech que vous serez confrontés à vos premiers "sûr", spécialement choisis pour ne présenter aucun danger sur le long terme. Normalement.
15 : Bureaux et laboratoires
Bien que ces espaces de travail soient destinés au personnel permanent du site-Samech, le personnel en formation peut y accéder, notamment pour s'entretenir avec leurs formateurs. Ils pourront également être amenés à travailler dans les laboratoires dans le cadre de leur formation. Notez qu'il est fortement déconseillé d'entrer dans l'espace de travail d'un membre du personnel en son absence.
16 : Armurerie et stand de tir
Si vous avez été recruté pour faire partie du personnel de sécurité, d'intervention, ou tout autre poste nécessitant l'usage d'une arme à feu quelconque, vous apprécierez sans doute d'avoir accès, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit (l'armurerie devant rester ouverte en permanence pour parer à toute éventualité), au stand de tir. L'accès aux armes et bien sûr strictement réglementé, soumis à autorisation et contrôlé par nos meilleurs agents. Agent d'un GDI hostile infiltré, votre raid meurtrier dans les bureaux, un fusil d'assaut dans chaque main n'est pas pour demain.
17 : Bunkers
Littéralement conçus pour résister à des conditions apocalyptiques et équipés et approvisionnés en vivres, munitions et autres produits de première nécessité pour pouvoir tenir plusieurs mois en totale autarcie. Pour plus d'informations concernant les procédures d'évacuation en cas d'alerte, veuillez vous référer au plan correspondant.
Suite à plusieurs incidents, nous tenons à rappeler au personnel qu'il est strictement interdit d'occuper, et surtout de camper dans les bunkers en dehors des situations d'alerte, même quand c'est pour "être prêt au cas où".
" Crève "
Le leïtenant Martin Filippov, de la division P du GRU, pointa son MP443 vers le torse de l’agent Xavier « Koop » Herriot, de la Fondation SCP, arborant un sourire goguenard, son ton particulièrement froid comme accentué par le regard lancé par ses yeux bleu glace. Il maintint la position une seconde, puis déposa négligemment son arme sur la table qu’ils occupaient, où trônaient déjà deux verres de thé.
" Je te raconte pas la trouille qu’il a eue, poursuivit l’officier, un petit sourire aux lèvres. Il a commencé à tout me déballer d’un coup : où il avait eu le truc, comment il fonctionnait, tout. Si je l’avais pas arrêté, il m’aurait sûrement avoué la moindre de ses conneries, jusqu’aux bonbons qu’il avait volés quand il était gosse. "
L’agent Koop éclata de rire, bientôt imité par son interlocuteur. Puis le silence retomba peu à peu, et les deux hommes s’égarèrent dans la contemplation du coucher de soleil qui embrasait le ciel syrien, au-dessus de la petite localité sans nom, située à à peine quelques dizaines de kilomètres de la ligne de front tenue par les troupes du régime de Bachar el-Assad, où ils s’étaient donnés rendez-vous. En cette fin d’année 2015, la Syrie n’avait plus rien d’une destination touristique de rêve. Et c’était encore plus vrai depuis que le Parlement russe avait décidé d’intervenir militairement, à la fin septembre, et que des Soukhoï bombardaient un peu partout rebelles comme djihadistes.
Ce fut finalement l’agent de la Fondation qui reprit la discussion, alors que cette tension propre aux zones de conflit planait dans l’air, alimentée par les impacts de balles et d’obus qui marquaient encore certains murs du village, comme autant de rappels des combats qui s’étaient déroulés ici quelques semaines plus tôt :
" Ça fait remonter des souvenirs, hein ?
- Tu parles, lui répondit le Russe. Des fois, j’ai l’impression d’être de retour en Irak. Sauf qu’à l’époque, on n’était que deux soldats à des kilomètres d’imaginer l’existence de tout ce merdier.
- Ouais… Des fois, j’aimerais revenir à cette époque, tout paraissait plus simple…
- Plus simple, plus simple, t’en as de bonnes. C’était pas non plus des vacances aux Caraïbes, l’Irak.
- Ouais, mais bon… On avait moins de poids sur les épaules. "
Il s’arrêta pour prendre une gorgée de thé. Avoir trouvé un café, ou peu importe comment ils appelaient ce genre d’établissement dans le coin, qui proposait des boissons correctes, au vu du contexte, tenait de l’exploit. Le maté avait beau ne pas être le meilleur qu’il ait bu, il avait le mérite de trancher un peu avec l’eau tiède à laquelle il avait dû s’habituer depuis son arrivée.
" Comment ça se passe, alors ? Pour le GRU, je veux dire…, reprit-il.
- Notre première grosse intervention hors de notre sphère d’influence habituelle depuis l’Afghanistan, tu parles d’un bordel. On a bien cru que les supérieurs allaient péter les plombs avant même qu’on ait posé un pied dans le sable. Sans parler du fait qu’entre les forces gouvernementales, les rebelles et les types de Daesh, tout le monde tire sur tout le monde, et surtout sur nous, j’ai l’impression. Mais faut pas cracher dans la soupe, au moins, ça nous permet de récolter tout ça. "
Tout en prononçant cette dernière phrase, il déposa la valise métallique, qu’il gardait jusque-là à ses pieds, sur leur table.
" Autant régler la partie barbante de suite, t’as l’argent ? demanda-t-il.
- Ici, répondit l’agent Koop en souriant, tirant à son tour une mallette d’à côté de lui. Tu veux compter ?
- Tu parles, secouer un tel paquet de fric au nez de tout le monde dans le coin, tu veux pas que je passe la nuit, ou quoi ? On va dire que je te fais confiance, pour le coup.
- C’est un objet anormal, alors ?
- C’est ça. Et pas n’importe lequel, si tu veux mon avis. Les enfoirés de l’Insurrection à qui on l’a " emprunté " se sont battus bec et ongle pour qu’on ne mette pas la main dessus.
- À ce point-là ?
- Ouais. Mais bon, ils devraient plus nous poser problème pendant un petit moment…
- Ah ouais ? Je croyais que les zones de conflit comme ça, c’était leur terrain de jeu favori…
- Et comment, mais c’est justement ce qui leur met des bâtons dans les roues. L’IC avait un boulevard devant elle, depuis que tout avait commencé. La Fondation et la CMO ont fait profil bas quand on a commencé à plus pouvoir faire trois pas sans se faire abattre par un sniper ou sans marcher sur une mine antipersonnel dans la plus grande partie du pays. Le BRAI était beaucoup trop occupé à ramasser toutes les saloperies anormales qu’il pouvait trouver, et, de toute façon, Poutine a négocié leur retrait avec Assad, en échange de notre intervention. Je crois que ses élans nationalistes le poussent à refaire gaffe à nous, et c’est pas plus mal, dans un sens. Enfin bref, résultat, l’IC avait le champ libre pour vendre des armes à tous les belligérants, et pour récolter tous les objets anormaux qu’elle voulait, bien sûr. "
Il eut un petit rire sans joie, avala une gorgée de thé, et enchaîna :
" Seulement voilà, l’absence de concurrents sérieux leur a fait prendre un peu trop confiance en eux, et quand on s’est pointés, on n’a plus eu qu’à faire la grande moisson. On a fait tellement de prisonniers les premiers jours qu’on savait plus où les mettre.
- Ça fera toujours ça de moins pour nous emmerder…
- Ouais… Tiens, d’ailleurs, sans transition, tu pars quand ?
- Au plus vite. Peut-être ce soir, si je peux…
- Tu déconnes ? Il va faire nuit ! Viens passer la nuit sur la base, Vasilyev et Sokoloff seront contents de te revoir.
- Je sais pas, ça va pas faire un peu tâche, un civil, et même pas russe, dans un de vos postes avancés ?
- On s’arrangera. Au pire, on dira que t’es un soldat français qui s’est paumé en allant au Mali. "
Ils éclatèrent à nouveau de rire, puis Koop céda :
" Ok, mais je pars demain, dès que possible.
- Pas de problème, y’a deux-trois camions de l’armée régulière syrienne qui partent vers Homs demain dans l’après-midi, ils pourront t’embarquer. De là, t’auras qu’à passer au Liban pour éviter les emmerdes.
- Homs ? Elle est pas sous contrôle rebelle ?
- Avec ce que nos avions leur mettent sur la poire et les troupes d’Assad à leurs portes, ça sera pour le mois prochain au plus tard ; à Noël 2015, Homs sera nouveau sous contrôle gouvernemental, garantie sur facture. "
Ils continuèrent à parler un moment de leurs souvenirs communs de l’Irak, de leur vie privée, de la situation géopolitique de la région, et du monde paranormal en général. Bien loin des "échanges sous le manteau" dignes des plus grands classiques de l’espionnage qu’on aurait pu imaginer pour l’achat d’informations et d’objets anormaux détenus par la division P du GRU par la Fondation SCP, c’était un des entretiens typiques de l’opération Iskra ; deux vieux amis qui se retrouvaient un peu à l’écart des grands axes, qui échangeaient une valise ou deux d’argent et de « marchandises », et qui divaguaient avec nostalgie sur leur passé, leur présent et leur avenir.
Le ciel s’assombrissait, piqueté d’étoiles, quand ils grimpèrent dans le 4x4 UAZ arborant les marquages de l’armée de terre russe, et qu’ils prirent la direction de l’avant-poste du GRU où ils passeraient la nuit, ayant chacun la valise apportée par l’autre à ses pieds. L’une d’entre elles contenait un objet anormal, visiblement bien trop important pour l’Insurrection du Chaos pour qu’elle le laisse tomber aussi facilement.
La Syrie. Un endroit où il faisait bon vivre sans nul doute. Le sable qui fouettait son visage se mêlait à l’odeur de peur qui suintait de tous les pores des habitants du petit hameau tenu par les rebelles. Un endroit où on avait assurément envie de rester prendre du bon temps…
Tara regarda l’ordre de mission et cacha un soupir de lassitude. Pourquoi avait-il fallu que sa dernière mission juste avant qu’elle ne parte « infiltrer » la Fondation, se passât dans ce charmant endroit ?
Elle réajusta son voile et s’engouffra dans une maison. Elle regarda la porte quelques microsecondes d’un air pensif : elle tenait avec peine sur ses gonds et était toute craquelée. Une porte branlante et mal en point, comme ce pays…
Après avoir descendu quelques marches, elle plissa les yeux. Il faisait sombre dans cet endroit. Elle ne pouvait rien voir mais ne sursauta pas pour autant lorsqu’une poigne ferme se saisit de son poignet. Elle dégaina un poignard et plaqua l’intrus contre le mur, plaçant la lame sous sa gorge. Un autre homme alluma la lumière et Tara put reconnaître celui qu'elle plaquait contre le mur, un imbécile fini du nom d’Abdel qui, engoncé dans son machisme, se croyait plus fort qu’elle et voulait s’amuser à la ridiculiser. Il n’allait pas lui manquer lorsqu’elle serait retournée sur Aleph et elle priait tous les jours pour qu’il finisse par manger les pissenlits par la racine grâce à l’intervention providentielle d’un agent de la Fondation. Il vouait donc tout son temps et son énergie à chercher à l’humilier, pensant sans nul doute que le poste de classe Gamma était pour lui et non pour elle. Malheureusement pour lui, Tara le ridiculisait à chaque fois et ce jour-là ne faisait pas exception…
"Laisse-la, Abdel. On a à faire."
Tara défia du regard Abdel, voulant montrer que c’était elle le chef. Elle approcha son visage du sien :
"La prochaine fois que vous me faites ce coup-là, vous aurez une soudaine envie de mourir car je ne serai pas aussi douce qu’en ce moment."
Elle appuya la lame aiguisée contre la peau du classe Bêta. Ce dernier se tendit, s’il déglutissait, il allait perdre du sang.
Tara le défia du regard. Abdel, après un long moment, baissa les yeux, vaincu. Elle détestait faire ça mais malheureusement, l’Insurrection ne laissait pas une place de choix aux tendres…
Elle recula, rengaina son couteau puis se tourna vers celui qui avait allumé la lumière :
"David ? Tout est prêt ?
- Aussi prêt qu’on puisse l’être alors que nous n’avons reçu l’ordre de mission que ce matin…"
Oui… Tara avait été très surprise de voir que l’Insurrection la voulait une dernière fois sur le terrain. Elle avait déjà fait ses bagages pour la Fondation, ravie de pouvoir enfin retourner chez elle, de retrouver son foyer et ses amis. Ses véritables amis.
Elle regarda David et lui sourit. Ce dernier lui sourit aussi. Ce n’était peut-être pas le moment, mais un petit numéro de charme ne faisait de mal à personne et il fallait bien que Tara ait l’air d’avoir de véritables amis ou plus ici…
Le but de l’opération était simple : récupérer un objet. Soit, cela pouvait sembler enfantin mais le léger problème était que cet objet était entre les mains d’un agent de la Fondation. Agent de la Fondation que Tara devrait éliminer…
"Pauvre gars… Tu vas te retrouver au mauvais endroit, au mauvais moment…"
Il y avait un autre problème aussi… Le fait que cette mission n’était pas du tout prévue et que Kendrick n’aurait pas son message à temps, ce qui faisait qu’elle agissait sans l’aval de la Fondation. Mais la mission en elle-même n’était pas très importante et elle savait que la Fondation accepterait de sacrifier un objet ainsi qu’un agent, l’opération Into Darkness avant tout.
Le lendemain matin :
Le désert… Le soleil semblait vouloir jouer avec ses nerfs. Ils étaient à quelques kilomètres de Homs, ville encore sous le contrôle des rebelles, mais plus pour longtemps. Tara se saisit des jumelles de David et fixa un point précis. Il n’y avait rien à l’horizon. Abdel s’impatienta tandis que les autres se tenaient prêts à intervenir :
"Z’êtes sûre de ne pas vous être trompée ?
- J’ai une carte à la place du cerveau, Abdel. Si j’ai besoin de votre aide, je vous sonnerai, rétorqua-t-elle."
Abdel la ferma, pour le plus grand plaisir de Tara. L’Insurrection s’encombrait de ce branquignole parce qu’il avait eu la chance d’être le fils d’un directeur de cellule… Comme quoi, le piston, arme fatale de la société actuelle, existait aussi au sein d’une organisation qui se disait contre cette même société. L’ironie était palpable mais l’Insurrection du Chaos n’était pas à un paradoxe près.
Tara plissa les yeux puis baissa les jumelles, un point noir se dessinait à l’horizon. Elle se tourna vers son équipe qui se tenait près du 4x4 :
"Le colis est arrivé, va falloir faire vite avant qu’il nous file sous le nez."
L’agent Koop se retourna, plongé dans une quête désespérée pour trouver une position plus confortable. Mais rien à faire. Entre la route chaotique, l’odeur désagréable de sueur qui flottait dans l’habitacle, la chaleur étouffante de l’après-midi et le contrecoup d’une nuit courte et arrosée d’un ou deux verres de vodka qu’il n’avait pas pu refuser, il avait franchement l’impression d’être en train de vivre l’un des trajets les plus désagréables de sa vie.
Leur petit convoi, composé d’une sorte de Humvee bidouillé à la Mad Max par ses utilisateurs syriens, avec des plaques de métal fixées un peu partout, sur la banquette arrière duquel il se trouvait actuellement, et de deux camions bâchés transportant du matériel destiné aux combattants gouvernementaux d’Homs qui suivaient derrière, avalait les kilomètres sur une piste cabossée, qui coupait à travers de vastes étendues arides sans fin. Les missions dans le cadre de l’opération Iskra avaient beau avoir le mérite de briser la routine, il commençait sérieusement à regretter le confort relatif de Samech, la douceur de son climat, et son paysage forestier, vert. Une couleur qui semblait avoir oublié d’exister dans les environs.
Il vit apparaître au loin, à travers le pare-brise, des signes bienvenus de civilisation ; quelques bâtiments dont les couleurs claires ne tranchaient pas avec celles de l’environnement, comme fondus dans le paysage, mais bien présents. Il eut néanmoins un étrange pressentiment en voyant quelques-unes de ces maisons perchée au sommet d’un petit promontoire au pied duquel passait la piste, offrant une vue dégagée et une position dominante à ceux qui pourraient s’y cacher.
On n’arrivait jamais à se défaire complètement de l’idée qu’on pouvait être attaqué n’importe quand sur les théâtres de guerres civiles, et c’était plus vrai en Syrie que n’importe où ailleurs.
Cela ne posait cependant visiblement pas problème aux deux soldats syriens assis devant lui, qui discutaient joyeusement en arabe. La zone était contrôlée par le régime depuis quelques temps maintenant, et les appareils de reconnaissance russe limitaient les risques d’incursions-surprise.
Une attaque était tellement improbable qu’il leur fallut plus d’une seconde pour réagir quand les premiers impacts de balles commencèrent à résonner sur le blindage.
Dès qu’il eut repris ses esprits, le conducteur écrasa la pédale d’accélérateur, faisant rugir le moteur, et l’agent Koop fut soudainement plaqué contre son siège. Derrière, les conducteurs des deux camions ne se firent pas prier pour l’imiter, mais les trois véhicules n’avaient pas fait cinquante mètres qu’un camion dévala le promontoire et vint leur barrer la route. Il leur était maintenant complètement impossible d’avancer : à leur gauche, le promontoire se dressait, infranchissable, et à leur droite, le bas-côté était parsemé de roches imposantes complètement impraticables, même pour un tout-terrain.
Le conducteur gueula quelque chose que Koop ne comprit pas tout en ouvrant sa portière, aussitôt imité par son compère, et il leur emboîta le pas, saisissant son AKM qui reposait jusque-là sur la banquette, à côté de lui. Ils se retrouvèrent tous les trois plaqués contre le flanc droit du Humvee, le métal les brûlant à travers leurs vêtements. Le pilote, et seul occupant, du camion juste derrière eux, avait fait de même. Un seul des deux occupants du camion de file, le passager, les avait imités.
" Une fusillade est comme une conversation courtoise. Il faut répondre aux sollicitations de celui en face de façon convaincante et appropriée. "
Koop et les quatre Syriens commencèrent à vider leurs chargeurs en direction du promontoire d’où provenait toujours un feu nourri, les balles claquant violemment contre l’acier de leurs couverts improvisés.
La poussée d’adrénaline qu’il ressentit ne suffit pas à faire oublier à l’agent français qu’il était probablement déjà foutu. Peu importait qui étaient les types en face, rebelles ou djihadistes, ils étaient clairement au moins aussi nombreux qu’eux, mais occupant en plus une position avantageuse. Sans compter que ses compagnons d’infortune n’étaient pas franchement des combattants d’élite ; le conducteur du Humvee, visiblement le plus haut-gradé, gueulait en arabe sans discontinuer, tandis que son compagnon, même pas âgé de vingt ans, tirait sans même prendre le temps de viser, la terreur marquant son visage qui avait encore quelque chose de juvénile. Les deux autres ne valaient pas mieux, et Koop aurait juré que les regards réguliers que jetait le plus éloigné d’eux vers les rochers derrière étaient autant destinés à déterminer un itinéraire de fuite qu’à s’assurer qu’on ne les contournait pas.
L’agent Koop n’avait pas souvent été mis dans des situations pareilles, même pendant son court séjour en Irak. C’était horrible. Les secondes paraissaient durer des heures, l’ennemi était invisible, et la moindre des innombrables balles qu’on tirait dans sa direction pouvait lui être fatale. Il était maintenant décidé à vendre chèrement sa peau, déjà résigné à mourir ici, dans le sable, au beau milieu de nulle part, entouré d’inconnus dont il ne parlait même pas la langue. Mais ça ne rendait pas les choses plus faciles.
Quel bon gros job de merde.
Le Syrien du bout de file qui se préparait à se tailler mit son plan à exécution : il se leva brusquement, commença à courir à toutes jambes vers les rochers, tirant au hasard avec son AK qu’il brandissait d’une main pour s’offrir un semblant de couverture… Et fut fauché par une rafale à quelques mètres de son point de départ, redoublant la peur dans les yeux des attaqués, et la nausée que ressentait l’agent de la Fondation. Il recommença à tirer, à en avoir des crampes au doigt, comme pour venger ce parfait inconnu tombé en essayant de les abandonner à leur sort.
Puis le gradé hurla encore plus fort qu’il ne l’avait fait jusque-là, et lui et son copain commencèrent à courir vers le premier camion. Koop les imita, plus par réflexe qu’autre chose, et une roquette explosa contre le véhicule derrière lequel ils étaient réfugiés quelques secondes auparavant, l’enflammant par la même occasion.
Ils étaient maintenant tous derrière le camion bâché. Le conducteur du dernier camion porté disparu, maintenant visible depuis leur nouvelle position, avait en fait été abattu au volant, bloquant ainsi tout espoir de s’enfuir en faisant marche arrière pour les autres. Ils n’étaient vraiment plus que quatre. Et ils allaient mourir ici. Mais pas sans combattre.
Ils tiraient, tiraient encore, et Koop se demandait comment il pouvait lui rester des balles. Il avait l’impression d’en avoir utilisé des centaines, des milliers, mais sa main rencontrait toujours un autre chargeur quand elle courrait sur son gilet tactique.
Au bout d’un moment, les assaillants commencèrent à quitter leurs positions pour s’approcher d’eux, sûrement pour finir le travail. Et les derniers espoirs de l’agent s’évanouirent. Ils étaient bien une dizaine, et ça n’était pas de simples péquenots à qui on aurait filé un AK pour combattre pour telle ou telle cause sacrée. C’était des types en équipement complet et bien armés, dont plusieurs étaient clairement de type caucasien. Des mercenaires, ou peut-être des enfoirés de l’Insurrection, voire du GRU : leurs hommes prêts à coopérer avec la Fondation n’étaient qu’une minorité, après tout.
Même s’ils étaient maintenant à découvert, il était quasi-impossible d’en profiter pour les abattre, tant leur couverture mutuelle était efficace. Le pilote du premier camion s’y risqua, et n’y gagna qu’une balle qui pénétra dans sa tempe pour ressortir sur l’arrière de son crâne. Le gamin de vingt ans gerba.
Deux de leurs adversaires furent victime d’un excès de confiance et surgirent de l’angle du camion, espérant sans doute prendre les trois survivants par surprise et finir le travail rapidement, mais le gradé et l’agent Koop les reçurent avec une volée de balles en pleine poitrine.
Les balles claquaient, encore et toujours. La peur, la mort, tout ça n’eut d’un coup plus d’importance. Maintenant, il fallait juste leur montrer. Leur montrer qu’il n’allait pas se laisser buter comme ça, qu’il en emporterait un maximum dans la tombe. Une grenade ricocha sur le capot du camion et alla exploser quelques mètres plus loin, des éclats blessant le jeune. Lui aussi, mais il sentit à peine la douleur provoquée par les éclats pénétrant dans sa jambe et l’entaillant au niveau du cou.
Ils pouvaient les contourner, leur balancer des grenades, des roquettes, envoyer des hélicoptères, mais il ne se dégonflerait pas.
Des hélicoptères ?
Non, pas « des ». Un.
Il passa juste au-dessus d’eux, comme un charognard guettant son futur repas.
Il y avait une étoile rouge peinte sur le fuselage.
Son équipe regarda le MI-28 « Havoc » qui se dirigeait droit sur eux. Tara jura, elle n’avait pas besoin de voir l’étoile rouge pour savoir que ces « renforts » n’étaient pas pour eux. L’effet de surprise tarit la source des balles de l’Insurrection. Elle put entendre un hurlement soulagé de la part des survivants. Tara se souvint alors de son ordre de mission : récupérer l’objet coûte que coûte. Elle hurla :
"A couvert !"
Elle eut raison. Les renforts ne firent pas dans la dentelle. Certains de ces hommes tombèrent. Elle parvint à se réfugier derrière une vieille maison délabrée. Le déluge de feu s’arrêta tandis que l’ombre de l’hélicoptère la survolait, menaçante. Ce dernier allait bientôt revenir. Son oreillette grésilla, le haut-commandement s’impatientait :
"Si vous avez la possibilité de récupérer l’objet, faites-le. Mais l’Insurrection tient à votre vie."
Si elle pouvait récupérer l’objet, elle gagnerait un bon point pour l’Insurrection, et ce n’était pas négligeable. Elle vit Abdel et David, réfugiés derrière la maison voisine, qui la regardaient, attendant les ordres. Elle hurla :
"Si nous nous approchons des restes du convoi, ils ne tireront pas. Il doit rester à vue de nez à peine deux ou trois ennemis derrière le camion. On prend l’objet. David ? Prends le 4&4 et attends-nous. Abdel ? Tu viens avec moi."
Pourquoi prendre Abdel avec elle ? Peut-être parce qu’elle avait secrètement envie que, dans le feu de l’action, il se fasse tuer ? Peut-être…
Elle donna le signal, ils coururent à perdre haleine vers le camion, se cachant de l’autre côté. L’hélicoptère revint tandis que les trois survivants se préparaient à se battre. Tara rechargea son arme. Lorsque l'hélicoptère vit où ils étaient, il les survola sans tirer. Le vent souffla, faisant voler au loin le voile de Tara. Cette dernière s’en fichait, et n’essaya pas de le remettre, elle n’aimait pas se battre avec de toute manière. Elle regarda Abdel. Un hochement de tête plus tard, ils contournèrent le camion. Pris en sandwich, les trois derniers allaient être piégés. Trois contre deux. Le combat n'était pas à vu de nez équitable à ceci près que les trois survivants étaient certainement blessés. Elle tira dans la tête de l’un. Le deuxième se fit tuer par Abdel mais le troisième eut raison de lui. Tara hésita entre le soulagement de voir ce connard mourir et la peur. Un seul agent était capable de tuer aussi efficacement un insurgé. Elle avait en face d’elle l’agent de la Fondation.
Elle le désarma en moins de deux et récupéra son arme. Il se laissa tomber à terre, le visage résigné. Tara vit que des éclats l’avaient blessé au cou et à la jambe. Il était mal en point. Tara le visa, prête à tirer. Malheureusement, elle croisa son regard et sa volonté vacilla. Dans l’oreillette, la voix s’impatienta :
"La mallette ? Où est-elle ?"
Elle la vit, échouée à côté de l’agent. Elle allait s’en saisir mais des coups de feu retentirent. Une balle la toucha à l’épaule, elle serra les dents mais était soulagée. Un autre hélicoptère venait d’atterrir et des soldats russes la canardaient, lui donnant une bonne excuse pour battre en retraite. Elle regarda une dernière fois l’agent puis fit demi-tour.
" Une gamine ", songea l’agent Koop, assis sur une caisse de munition, maintenant une compresse imbibée d’antiseptique au niveau de son entaille au cou, tandis qu’un médecin militaire russe s’occupait de sa jambe, lui arrachant des grimaces de douleur à intervalles réguliers.
Bon, bien sûr, pas une gamine au sens propre du terme. Elle devait bien avoir la vingtaine, mais, en comparaison des molosses musclés et généralement patibulaires dont les corps sans vie avaient été entassés dans un fossé au bord de la route, c’était une gamine. Une rose poussant au milieu d’un champ de bataille. Un petit bout de femme, les cheveux bruns, les yeux marron, du même genre que celles qu’il avait côtoyées, quelques années auparavant, sur les bancs de l’université. Sauf que ces dernières n’avaient jamais été à deux doigts de lui exploser le crâne à bout portant, une froide détermination imprimée dans le regard, à peine perturbée par un soupçon d’hésitation qui lui avait probablement sauvé la vie.
À côté de lui, Martin, lui aussi assis sur une caisse, à quelques mètres à peine de l’endroit où l’attaque s’était déroulée, jeta un coup d’œil furtif aux cinq cadavres des Syriens, pudiquement cachés par des couvertures, alignés le long de la route.
" Franchement, déclara-t-il, je préfère autant que ça ait fini comme ça. Ça nous évitera les explications compliquées, voire leur élimination pure et simple.
-Ouais… Sans votre arrivée, je serai couché, raide comme un manche de pelle, juste à côté d’eux. "
Le leïtenant reporta son attention sur les cadavres entassés des assaillants.
" C’était des gars de l’Insurrection, on a retrouvé leur sigle sur quelques pièces d’équipement et sur des documents sans valeur qu’ils portaient. On se doutait bien qu’ils tenteraient quelque chose. Désolé, Rezchik, mais t’as un peu servi d’appât, pour le coup…
-Ah ouais ? Et comment vous avez pu me retrouver à temps ?
-Un de nos avions de reco avait vu leur groupe se déplacer d’une zone contrôlée par les rebelles vers la route que vous deviez emprunter, on n’a pas mis longtemps à faire le lien. L’hélico devait rester loin derrière vous pour pas se faire repérer de trop loin, et ça a failli coûter cher…
-Je te le fais pas dire… Ouch…
-C’est fini, intervint le toubib. Vous avez eu du bol, les éclats ont été ralentis par la distance et par votre treillis, ils étaient juste fichés dans la chair, sans avoir pénétré vraiment. Et pour votre cou, quelques centimètres plus à droite et vous mourriez en quelques minutes. Par contre, ça vous laissera une cicatrice à vie. Les antidouleurs devraient suffire à rendre tout ça supportable jusqu’à ce que ça cicatrise.
-Ok, merci doc. "
Il se redressa péniblement, pris appui sur une béquille tendue par le médecin, et fit quelques pas pour s’y habituer, accompagné de son ami.
" Y’avait une fille avec eux, avoua-t-il au bout d’un moment. Encore plus jeune que nous. Elle m’a désarmé et fichu à terre en un claquement de doigts. Elle aurait pu me coller un pruneau entre les deux yeux, mais… Je sais pas, elle pas eu les tripes.
-C’est pas impossible, convint Filippov. L’IC se fiche complètement de l’âge et du sexe de ses membres, tant qu’ils font le boulot et qu’ils le font bien. Et si elle était assez douée pour te neutraliser aussi facilement…
-Vous l’avez chopée, ou pas ?
-Non. Varlaam pense l’avoir touchée, mais c’est sûrement superficiel. Tous leurs morts sont là-bas, et on en a capturé qu’un vivant, mais le 30 mm du Mi-28 lui a déchiqueté les jambes, il a peut-être déjà passé l’arme à gauche au moment où on parle, on n’en tirera rien.
-Les autres ont pu se barrer ?
-Ouais, en 4x4 apparemment. On n’a pas envoyé l’hélico les poursuivre ; les connaissant, ils avaient peut-être du support antiaérien pas loin. Et on préfère perdre quelques raclures de l’Insurrection qu’un hélico et deux hommes… "
Ils s’arrêtèrent devant les trois véhicules qui avaient composé le convoi, criblés d’impacts de balles.
" Ils étaient là pour l’objet anormal, alors… commença Martin.
-Ouais. Ils ont essayé de me prendre ça, indiqua Koop en pointant du menton la mallette gisant dans le sable, que l’inconnue avait voulu ramasser avant de devoir battre en retraite.
-C’est pas celle que je t’ai donnée hier…
-Et comment, c’est la mallette qui contient les accessoires pour mon AKM. "
Le leïtenant du GRU lui lança un regard étonné.
" Mais, du coup, l’objet anormal…
-Dans le 4x4, l’informa l’agent en pointant d’un signe du menton le Humvee dont s’échappait maintenant une épaisse fumée noire. Il a sûrement cramé, à l’heure qu’il est. "
Le Russe lui jeta un regard incrédule.
" Ben ouais, se justifia-t-il. Quand on commence à me canarder, je prends le matos qui peut me sauver la mise, pas la dernière babiole anormale à la mode. "
Un sourire naquit sur le visage de l’officier, avant de s’élargir, pour finalement se transformer en un puissant éclat de rire.
" Bordel de merde, Rezchik, je saurais même pas dire si t’es un putain de gros veinard, ou si t’es le plus grand poissard de cette foutue planète. "
Koop commença à rire à son tour, mais il dut bien vite s’arrêter, à cause de la douleur qui le tiraillait au niveau du cou quand il le faisait.
" T’as pas peur que tes patrons te passent un savon ?
- Ils feront ce qu’ils voudront, j’ai réchappé à ce merdier, et y’a que ça qui m’importe, là.
- T’as bien raison, va. On va te coller dans le Mi-8, te déposer dans un aérodrome gouvernemental près de Homs, et de là tu devrais pouvoir regagner la France sans pépin. Et t’inquiète pas, je m’arrangerai pour qu’on vous fasse une petite réduc’ pour votre prochain achat, histoire de compenser la perte de votre joujou cette fois, et pour récompenser ta contribution décisive à l’élimination d’un groupe de combat de l’IC. Faut garder de bonnes relations commerciales, après tout.
- Vous êtes trop bon ", répondit le Français, souriant.
Il jeta un coup d’œil dans la direction par laquelle avaient dû s’enfuir les assaillants survivants dont, très probablement, la jeune femme qui avait eu sa vie entre ses mains pendant quelques secondes. Peut-être était-elle morte, vidée de son sang, à l’heure qu’il était. Ou peut-être pas.
De toute façon, il ne la reverrait sans doute jamais. Et c’était tant mieux. Parce qu'il ne s'en tirerait sûrement pas à si bon compte la prochaine fois.
Elle regarda les longs couloirs blancs avec émotion et inspira profondément. Elle était enfin chez elle.
Elle retrouva le professeur Kendrick qui fut très heureux de la revoir. Elle ne lui parla pas de sa dernière mission, l’échec avait été cuisant et la cicatrice, empreinte de la balle qui avait effleuré son épaule gauche, lui rappelait à quel point elle avait foiré. Cependant, elle en était contente. Elle avait déjà tué bon nombre d’agents de la Fondation, elle ne voulait pas en rajouter un dernier à ce triste tableau. D’autant plus que cet agent devait très certainement être l’un des meilleurs, étant le seul survivant de l’attaque. Survivant parce qu’elle l’avait épargné. Elle en tirait une certaine forme de fierté.
David avait réussi à la récupérer, fonçant dans le désert sous un déluge de feu. Ils en avaient réchappé de justesse.
Maintenant, elle ne comptait plus le revoir bien qu’il lui avait assuré qu’ils se reverraient bientôt. A vrai dire, elle s’en fichait : ses vrais amis étaient à la Fondation.
Elle posa ses affaires dans son logement de fonction et regarda par la fenêtre. Aleph était peut-être le site principal de la Fondation, c’était aussi une véritable ville perdue au beau milieu des montagnes.
Elle déambula dans les rues, se souvenant de chaque recoin.
"Le bon vieux temps…"
Elle connaissait la Fondation depuis ses treize ans, elle connaissait Aleph comme sa poche.
Elle regarda sa montre, sa première journée de travail commençait bientôt. Elle se dirigea vers le bâtiment d’administration. Une personne en sortait. Elle ne le reconnut pas tout de suite, plongée dans le bonheur d’avoir retrouvé sa maison, mais lui se figea. Elle lut dans son regard d’abord de la surprise puis de la peur. Son cou était recouvert d’un large pansement. Les yeux de Tara s’agrandirent de frayeur. Voyant qu’ils étaient au beau milieu de la foule, et étant tout deux des agents entraînés, ils continrent pour l’un son envie de sonner l’alerte et l’autre son envie de le forcer à se taire. Ils se dirigèrent vers un couloir annexe, là où personne ne passait afin de s’expliquer le plus calmement possible.
Les épaules de Tara s’affaissèrent tandis qu’elle signalait à Cadran par un code rapide qu’elle avait été découverte. Bientôt, Kendrick la localiserait et l’agent serait amnésié. Elle espérait cependant qu’il ne subirait pas un sort moins enviable, ayant beaucoup de respect pour lui.
Les doigts de l’agent se rapprochèrent de la crosse de son arme de service. Tara le vit et de la tristesse passa dans son regard. Elle lui fit remarquer d’un ton las :
"Je suis toujours aussi efficace pour désarmer quelqu’un.
- Vous êtes de l’Insurrection.
- Non."
Elle le regarda dans les yeux, espérant le convaincre de son innocence. Hélas, il ne la crut pas, se rappelant avec quelle froideur elle avait éliminé ses alliés. Elle devrait s'en accoutumer, désormais toute personne qui découvrirait son secret la considérerait immédiatement comme son ennemie. Il dégaina son arme rapidement mais Tara ne fit aucun geste pour l’arrêter. Elle leva juste calmement les mains et lui dit lentement :
"Je ne suis pas votre ennemi. Nous sommes dans le même camp.
- Vous les avez quand même tous tués.
- Oui mais c’est dans l’intérêt de la Fondation, pour l’intérêt de tous. Je vous en prie, croyez-moi."
Au moment où elle finissait sa phrase, des agents arrivèrent et plaquèrent l’homme au sol. Il se débattit :
"C’est elle notre ennemi ! Elle est de l’Insurrection !"
Kendrick arriva et la rassura :
"Il va faire un gros dodo."
L’agent se débattait, ne comprenant pas ce qu’il se passait. Elle eut soudainement pitié de lui :
"Ne le malmenez pas trop, s’exclama-t-elle aux agents."
L’homme dont elle ignorait même le nom la regarda avant que l’un des agents ne l’endorme et ce qu’elle vit dans ses yeux l’ébranla.
Elle y vit un regard froid qui semblait lui faire une promesse :
"Un jour, tu le payeras."
L’agent Koop profitait de sa pause-déjeuner pour partager une partie de cartes avec Jack « Putain d’Irlandais » Cavan, Paul « Clear » Masson et Benjamin « Spray » Sadowski, tous les trois agents de sécurité sur le site-Samech, tout comme lui, lorsque son portable commença à vibrer, lui arrachant un juron sonore. Il avait horreur d’être interrompu pendant une partie, surtout quand elle se présentait aussi bien que celle-ci. Son énervement se transforma en appréhension lorsqu’il constata ce qu’annonçait le message qui apparut sur son écran.
Un message sur sa boîte mail. Pas n’importe quelle boîte mail, celle dédiée au projet Iskra, l’opération visant à acheter objets anormaux et infos sous le manteau à la division P du GRU.
« Désolé, les gars, j'ai une urgence. J’arrête », annonça-t-il avant de se lever, provoquant des réactions agacées qui se tintèrent de soulagement quand ses adversaires constatèrent quelles cartes il laissait derrière lui.
Il se leva et quitta la cafeteria d’un pas rapide, Kalach, le berger allemand qui lui tenait lieu de partenaire, sur les talons. Quiconque n’avait jamais foutu les pieds en pleine cambrousse russe au beau milieu de l’hiver ne pouvait pas comprendre l’agacement qui montait en lui à cet instant ; l’e-mail annonçait très probablement une nouvelle transaction qui aurait lieu sous peu, et il lui faudrait alors aller se cailler les miches en plein mois de février dans un coin gelé quelconque de la Mère Patrie, tout ça pour récupérer un objet anormal sans réelle importance, la symbolique mise à part.
Mais, lorsqu’il ouvrit sa boîte mail, sécurisée grâce à tout un tas de codes et autres bidules informatiques dont il ne comprenait pas la moitié pour éviter qu’un curieux ne tombe sur des infos classifiées, il fut surpris de constater que ledit mail n’avait pas été envoyé par son superviseur, mais par son vieil ami russe Martin Filippov, son principal contact au sein de la division P. Et sa surprise ne fit que grandir lorsqu’il parcourut le texte, en cyrillique, du message.
Cher Rezchik,
J’ai une super nouvelle pour toi et ton organisation internationale bourgeoise, la division P a décidé de se montrer magnanime, et de vous faire parvenir un petit bonus pour cimenter nos relations commerciales.
Tu trouveras donc ci-joints les résultats d’une opération dont personne ne voulait vraiment croire qu’elle marcherait aussi bien, et pourtant… Pour la faire courte, un de nos agents infiltré depuis plusieurs années dans une base importante de l’Insurrection, et c’est rien de le dire, en Europe de l’Est, a accumulé quelques infos sympas sur des grands pontes de l’Insurrection des Connards.
Nous espérons évidemment que la Fondation SCP réussira à mettre à profit ces infos pour pourrir proprement la gueule des types concernés, la division P n’étant pas franchement en état de faire le boulot elle-même en ce moment.
En espérant que tu finiras pas noyé sous une des montagnes de pognon que vous devez garder un peu partout de ton côté,
Ton vieux camarade Martin.
Koop ne put retenir un sourire en parcourant les quelques lignes écrites par son ami. Les vannes sur la richesse de l’organisation de l’un, et sur la pauvreté de celle de l’autre, étaient monnaie courante entre eux.
Il ouvrit aussitôt la pièce jointe, particulièrement volumineuse, qui s’avéra être un rudimentaire fichier texte, où chaque page était occupée par la photo d’une personnalité plus ou moins importante de l’Insurrection du Chaos, accompagnée de quelques infos, telles que la date où avait était prise la photographie, le nom ou le pseudonyme de la personne qui y figurait, son rôle, son rang, et autres choses du genre. Les photos n’étaient pas de très bonne qualité dans l’ensemble : souvent un peu floues, parfois avec un doigt ou un bout de tissu qui obstruait une partie de l’image, mais c’était déjà mieux que rien.
Alors qu’il parcourait distraitement le document, une image attira son regard.
Au départ, il la dépassa sans même y prêter vraiment attention. Mais, le temps que le déclic se fasse dans son cerveau, et il fit machine arrière, persuadé d’avoir mal vu. Et pourtant, lorsqu’il retrouva la photo qui avait provoqué cette réaction, il n’y eut aucun doute possible.
Les mêmes cheveux bruns, les mêmes yeux marron, le même visage, la même carrure, très probablement la même taille, et, surtout, son nom, indiqué juste à côté.
Et puis, après tout, tout collait, maintenant. La période de son arrivée au sein de la Fondation correspondait étrangement à celle où on l’avait amnésié pour tout ce qui concernait une de ses missions en Syrie dans le cadre de l’opération Iskra, avec ordre de ne pas chercher à en savoir plus sur ce qui c’était passé. Ordre qu’il avait scrupuleusement respecté, au point de refuser tout net que Martin le lui raconte, comme il l’avait proposé.
Il y avait aussi ses regards furtifs, rares, mais bien réels, en direction de la cicatrice de plusieurs centimètres de long qui marquait son cou depuis cette époque, qu’il avait fini par remarquer, et qu’il comprenait maintenant comme étant des regards de culpabilité.
Et, par-dessus tout, il y avait cette colère, presque de la haine, lancinante, qui le prenait parfois aux tripes quand il la croisait au détour d’un couloir, ou qu’elle s’asseyait à quelques tables de lui, à la cafet’, et qu’il avait toujours attribuée à un possible agacement que provoquait son comportement, si particulier, chez lui.
Au fond, il l’avait toujours su, que personne ne pouvait être aussi gentil, aussi niais avec tout le monde, sans que ça ne cache quelque chose. Quelque chose de bien plus sombre.
Oh, bien sûr, il se doutait que les choses n’étaient pas aussi simples qu’elles en avaient l’air. Après tout, c’était la Fondation qui l’avait amnésié, pas l’Insurrection du Chaos. La thèse de la simple espionne de l’IC était donc hautement improbable, l’organisation qui l’employait devait avoir un lien avec tout ça. Et il ferait donc mieux fait de se mêler de ses affaires.
Mais il ruminait tout ça, toute cette colère contre elle depuis trop longtemps. Il voulait des réponses. Et elle était la seule à pouvoir les lui donner.
Tandis qu’il s’assurait que le chargeur de son Five-seveN était plein, un sourire lui monta inexplicablement aux lèvres.
Et, alors qu’il se mettait en route vers son bureau, l’endroit où il la trouverait probablement à cette heure-ci, Kalach sur les talons, un vieux classique d’Elvis commença à résonner dans sa tête.
You look like an angel
Walk like an angel
Talk like an angel
But I got wise
You're the devil in disguise
Oh yes you are
The devil in disguise
L’agent Koop, l’esprit embrumé par l’alcool, tourna instinctivement les yeux vers la source du bruit : quelques futurs agents qui s’entraînaient au tir à l’autre bout du parc. Une seconde d’inattention qui fut plus que suffisante à un agent de terrain surentraîné comme le professeur Lucy. D’un rapide mouvement du poignet, elle bloqua son avant-bras, l’empêchant de tirer sur elle. Celui-ci tenta de la frapper du poing gauche, mais elle esquiva d’un rapide mouvement du corps, et se servit du déséquilibre ainsi provoqué chez son adversaire pour retourner sa force contre lui, et le projeter au sol. Koop, humilié, sentit la colère monter en lui. Mais, alors qu’il tentait d’atteindre son arme tombée un peu plus loin, il s’aperçut que le professeur Lucy tirait un taser de sa ceinture.
C’est ce moment précis que choisit Kalach pour intervenir. L’énorme berger allemand se jeta de tout son poids sur la jeune femme, tentant de saisir le bras qui brandissait l’arme. Le professeur Lucy perdit l’équilibre, et tomba violemment à son tour, sa chute amortie par l’herbe, heureusement pour elle. Les deux pattes de l’animal reposaient sur les épaules de l’infiltrée, la gueule de l’animal n’était qu’à quelques centimètres de sa gorge.
« Kalach, ça suffit », ordonna Koop, tout en se redressant péniblement, les membres endoloris.
La raclée avait au moins eu le mérite de lui remettre un peu les idées en place.
Le chien leva la tête, oreilles dressées, la langue pendante, passant instantanément de la bête tueuse au meilleur ami de l’Homme.
Koop ramassa son arme de service, s’assura qu’elle n’avait pas été abîmée dans la chute, et jeta un coup d’œil à l’assaillante. Celle-ci, ne pouvant quasiment plus bouger, reprenait calmement sa respiration, lui lançant un regard à lui glacer le sang.
Il la contourna et ramassa le taser.
« Un X26, remarqua-t-il. Le genre de jouet qu’on file aux personnalités importantes qui doivent pouvoir se défendre seules, le cas échéant…
-Faites dégager votre chien de là », répliqua froidement Tara Lucy.
Koop siffla, et Kalach laissa tomber la prétendue archiviste pour se diriger droit vers lui, oreilles dressées, comme s’il cherchait à s’enquérir de l’état de son maître. L’agent avait la tête qui tournait à cause de la vodka, et son vol plané n’avait rien arrangé. Il tomba assis dans l’herbe, devant la plaque commémorative.
Tara se leva, se massant les coudes, l’air somme toute soulagé de ne pas s’être faite dévorer la gorge. Il sentit son regard peser sur sa nuque, tandis qu’il grattouillait la tête de son sauveur canin. Au bout d’un moment, il lança, comme une excuse :
« Il y a les noms de copains à moi, là-dessus.
-Vous vouliez me voir pour me tirer dessus ? C’était ça, votre objectif ? demanda-t-elle avec une voix étonnamment douce.
-Non. Mais j’aurais pas dû boire.
-Pourquoi vous avez bu ? »
Il ne répondit pas tout de suite, scrutant l’infinie liste de ceux qui n’avaient laissé derrière eux que quelques souvenirs, et ces lettres gravées dans le marbre. Quelqu’un l’écoutait. Une espionne, quelqu’un qu’il connaissait à peine de vue, qui avait apparemment la mort de plusieurs de ses collègues sur la conscience, quelqu’un qu’il avait menacé d’une arme quelques minutes plus tôt. Mais quelqu’un qui l’écoutait. Alors, comme si d’un coup le barrage sautait, l’agent Koop, l’alcool aidant, balança ce qu’il avait sur le cœur au professeur Tara Lucy.
« Je suis dans le top pour ce qui est des amnésies, sur Samech. Pas parce que je suis trop curieux, que je fous mon nez là où je devrais pas… Enfin, je crois pas… La faute à pas de chance. La loi des probabilités. Je suis plus souvent que d’autres là où il ne faut pas quand il ne faut pas. »
Lucy l’écoutait, visiblement aussi étonnée que gênée de ces révélations soudaines.
« J’ai laissé tomber ma famille pour la Fondation, j'ai mis de côté mes convictions. J’ai accepté qu’on fasse disparaître une partie de mes souvenirs, qu’on efface des bouts de ma vie comme on efface une ardoise. J’ai versé mon sang pour la Fondation, j’ai tout accepté pour elle. Des fois, je me demande si ça en vaut vraiment la peine. Alors, juste une fois, même si c’est pour oublier de nouveau après, j’aimerais comprendre… »
Le professeur s’assit près de lui, s’attirant un regard menaçant de Kalach, mais, d’une tension sur son collier, Koop lui fit comprendre qu’il devait se tenir tranquille. Son regard se perdit lui-aussi sur la stèle.
« Je travaille en effet pour l’Insurrection. C’est ce qu’ils croient, en tout cas. Ma mission, au début, c’était de les infiltrer. Pour donner des informations à la Fondation. Et, dans l’Insurrection du Chaos, si vous voulez prouver votre fidélité et que vous portez les armes, vous devez tuer. »
Elle soupira. Elle prenait de gros risques en dévoilant une information de ce genre, mais, dans un sens, elle semblait soulagée de vider son sac, elle aussi.
« Ça a marché au-delà de toutes les espérances. Un jour, l’Insurrection m’a envoyée pour que j’infiltre la Fondation. Du jour au lendemain, j’étais agent triple. La mission où vous avez reçu votre cicatrice, c’était ma dernière mission sur le terrain pour l’IC. Vous étiez au mauvais endroit, au mauvais moment. Mais je n'ai pas pu appuyer sur la gâchette. Pas une fois de plus. »
Ses aveux semblaient autant destinés à Koop qu’à ceux dont les noms figuraient sur la pierre par sa faute. L’agent pencha la tête vers les cieux, prenant le temps d’assimiler ces informations qu’on lui aurait fait oublier le lendemain.
« Ça fait combien de temps qu’ils vous préparent pour un truc de cette ampleur ?
-Depuis que j’ai 13 ans, environ…
-Et pourquoi vous avez accepté un truc pareil à cet âge-là ?
-Parce que je n’avais plus rien. Plus rien d’autre que la Fondation. »
Elle prit une longue inspiration. On abordait un passage difficile, c’était palpable.
« Il n’y avait plus que ma sœur… Et c’est la Fondation qui l’a sauvée. Qui la sauve encore, tous les jours… Elle est dans le coma, depuis tout ce temps. Le moins que je pouvais faire, c’était de me battre pour elle. Ils ont vu des capacités hors du commun en moi, et j’ai décidé de les exploiter au maximum.
-Alors, la Fondation veille sur votre sœur dans le coma, quelque part, c’est ça ?
-Oui. C’est ça.
-Dans ce cas, j’ai une dernière requête. Après, je me laisserai amnésier, et tout ce que vous voudrez. Mais j’aurais besoin de ça pour avoir l’esprit tranquille, pour savoir que je peux vous faire confiance…
-Quoi donc ? De toute façon, vous oublierez tout, que vous le vouliez ou non. C’est bien la meilleure chose qui pourrait vous arriver, vu la situation. Et c'est tout ce que je vous souhaite.»
Koop sourit malgré lui.
« Vous êtes vraiment exceptionnelle. Mon truc, c’est de dégoter des surnoms pour tout le monde, et pour vous, je verrais bien Guimauve. Vous avez bon fond, ça se sent à des kilomètres. »
Il marqua une pause pour trouver comment formuler convenablement sa demande.
« Je voudrais bien qu’on aille rendre visite à votre sœur. »
Assis dans une petite salle sombre rappelant les salles d’interrogatoires qu'on pouvait voir dans les films, l’agent Koop attendait patiemment qu’on vienne, une fois de plus, lui arracher un morceau de sa vie. Le docteur qui devrait lui administrer la dose exacte d’amnésiques n’allait pas tarder à arriver ; il lui injecterait alors ses produits, on le mettrait dans son lit, assommé par les médocs et, le lendemain, il n’aurait plus aucun souvenir de la journée écoulée. Seulement un trou noir. Et le docteur Fantôme, que les employés appelaient ainsi parce qu’on ne se souvenait jamais de l’avoir rencontré, disparaîtrait jusqu’à la prochaine fois.
Et pourtant, après ce qu'il avait vu aujourd'hui, il était loin de vouloir s’en plaindre.
En allant rendre visite à la sœur du professeur Lucy, ça n’était pas seulement son existence qu’il voulait confirmer. Il voulait voir la réaction que provoquait cette jeune sœur chez l’espionne, cette jeune sœur qu’elle aimait au point de mettre sa propre vie au clou pour elle. Il avait vu quelque chose de difficilement descriptible, un vrai désespoir. Un mélange improbable de la joie simple de voir quelqu’un qu’on aime, et de la souffrance infinie de savoir qu’on l’a perdu. Une expression qu’il était impossible de contrefaire.
Le professeur Lucy était une jeune femme à qui la vie avait volé ses parents et sa sœur, et à qui la Fondation SCP avait volé sa vie.
Il avait désormais toute confiance en elle. Du moins pour l’instant.
Il tira un paquet de cartes, compagnon indispensable de tout ancien soldat, d’une poche intérieure de son uniforme, et entama une petite réussite, histoire de s’occuper les mains pendant que son esprit divaguait.
Il n’avait rien voulu en dire à Tara, mais il n’avait pas réussi à se convaincre pleinement de la bonne foi de ce toubib qui était venu leur distiller quelques paroles rassurantes. Peut-être n’était-il pas vraiment responsable lui-même, mais Koop savait qu’il arrivait à la Fondation de garder certains « patients » dans des états peu enviables, afin de pouvoir étudier les effets de tel ou tel skip sur le long terme, par exemple. Peut-être était-ce le cas de la malheureuse gamine qu’il avait vu sur son lit d’hôpital, et dont l’état n’était pas beaucoup plus souhaitable que celui de ceux dont les noms figuraient sur le mémorial de Samech. Il n’avait aucun moyen d’en être sûr, cependant.
Ce dont il était sûr, par contre, c’était que Tara Lucy était sans doute devenue la carte maîtresse de la Fondation dans sa lutte contre l’Insurrection. Koop le savait bien, parce que son ami Martin faisait partie d’une unité du GRU chargée de la traque des agents de l’organisation rebelle, c’était une organisation fermée, compartimentée, qu’il était presque impossible d’atteindre dans son ensemble. Mais Chaos Angel avait fait de cet « impossible » un « possible », voire même un « probable ».
Comment penser que la Fondation pourrait donner sa confiance à une personne aussi importante, détentrice de tellement d’informations sensibles, en contact si étroit avec l’ennemi de toujours, sans se conserver quelques garanties pour s’assurer de sa fidélité ? Une sœur adorée dont la survie dépendait implicitement du bon vouloir de l’organisation, c’était idéal.
Et que se passerait-il alors s’il arrivait malheur à cette petite sœur ? Le professeur Lucy ressentirait-elle encore le besoin de se battre pour cette organisation qui n’avait pas pu sauver le seul être cher qui lui restait ?
Que se passerait-il si elle se réveillait ? L’infiltrée pourrait-elle poursuivre sa mission, toujours sur le fil du rasoir, sachant que cette sœur dont elle avait tant espéré le réveil l’attendrait désormais à la maison, morte d’inquiétude ?
Que se passerait-il si Tara soupçonnait que la Fondation SCP maintenait volontairement sa sœur dans le coma pour s’assurer de son obéissance ? Trahirait-elle ?
L’agent Koop cessa d’y penser. Il y avait des gens bien plus intelligents que lui pour réfléchir à tout ça. Des gens dont c’était même le travail.
De toute façon, la porte venait de s’ouvrir.
Engin blindé de reconnaissance-feu : AMX-10 RC
AMX-10 RC en manoeuvre près de Samech, 07/05/20██
Équipage : 4 (pilote, tireur, chargeur, chef d'engin)
Protection : Structure mécanosoudée en alliage d'alluminium, surblindage rapporté en acier haute dureté.
Armement : Canon de 105 mm F2 BK MECA L/48, 1 mitrailleuse AA 7.62 NF1 jumelée au canon et 1 sur le toit.
Note(s) : Le 23/06/20██, un AMX-10 RC fut acheté par la branche française de la Fondation SCP à la société française AMX pour étude. Certains responsables souhaitaient en effet doter la branche française d'un véhicule disposant d'une meilleure puissance de feu qu'un blindé léger classique, mais étant plus maniable, (relativement) discret et surtout moins coûteux qu'un char.
Cependant, le projet n'aboutit jamais, des preneurs de décision ayant mis en avant le fait que la Fondation SCP n'ayant pas vocation à détruire les objets SCP, mais à les confiner, le véhicule ne pourrait être utilisé que contre des groupes d'intérêts hostiles. Cette utilisation ne justifiait en aucun cas l'achat d'un nouveau véhicule spécifique selon ces mêmes responsables, et aucun autre AMX-10 RC ne fut commandé.
L'unique véhicule en possession de la Fondation fut dans un premier temps stocké sur le Site-Aleph, dans l'éventualité d'un futur déploiement sur le terrain. Cela aurait néanmoins posé d'importants problèmes de logistique, et l'AMX-10 RC fut en fin de compte transféré sur le Site-Samech, où il est depuis utilisé pour familiariser les nouvelles recrues aux opérations en liaison avec des véhicules blindés.
On se prépare en silence. On embarque autant de munitions et de matériel qu’on peut en emporter, on enfile nos masques à gaz. J’essaye de fixer ma baïonnette au bout de mon AKM, défense dérisoire contre tout ce qu’on risque de rencontrer là-dehors, skips comme humains, mais la voir prolonger le canon de mon arme me rassure un peu. Je n’y arrive pas. Je lâche une insulte à l’intention de ma main tremblante, prends une profonde bouffée d’air, et la fixe cette fois convenablement.
On a tous peur, ça plane dans l’atmosphère du bunker. Mais, dans un sens, on est aussi soulagés. Ça fait trois semaines que l’alarme dont personne ne veut croire qu’elle va retentir un jour a sonné dans Samech, mais je m’en souviens comme si c’était hier. L’incompréhension. Cet espoir illusoire que ça n’est qu’une erreur, qu’elle va s’arrêter aussitôt. Mais elle ne s’arrête pas. Cet instant très précis où on prend conscience de ce qu’il est en train de se passer, où ce qu’on est censé faire dans ce genre de circonstances émerge enfin des méandres de notre esprit. Les étudiants, persuadés que ça n’est qu’un exercice comme il y en a tant d’autres sur Samech, qui trottinent nonchalamment dans les couloirs, en plaisantant, vers le bunker le plus proche, qui ne comprennent la gravité de la situation que quand on leur gueule dessus comme des putois pour qu’ils se bougent. Il n’y a jamais d’exercices pour les XK sur Samech, ils devraient le savoir.
Heureusement pour nous, Samech était juste assez près d’Aleph pour que l’info circule vite, mais juste assez loin pour nous permettre de mettre tout le monde en sécurité, le temps que les saloperies qui décimaient à présent l’Humanité finissent leur festin sur le principal site de la branche française, et fassent le trajet. On avait fermé derrière nous la porte de l’abri destiné aux employés permanents du site avec l’impression d’avoir sauvé tous ceux qu’on pouvait, ou quasi, un exploit vu les circonstances.
Et puis avait débuté l’attente. Trois semaines à se tourner les pouces dans la promiscuité, avec le lot de tensions et d’engueulades que ça impliquait. Le pire était sans doute le duo infernal Sempras/Tara. Malgré les efforts considérables qu’ils faisaient pour s’éviter autant que possible, on coupait rarement à leur dispute quotidienne, et Bulldog, le chef de la sécurité sur Samech, a semblé plusieurs fois sur le point de les faire taire de façon définitive. En dehors de ça, Sempras restait le même grand taciturne que nous avions toujours connu, et Tara l’inébranlable guimauve qu’elle avait toujours été, agréable avec à peu près tout le monde et tentant d’insuffler un peu de son entrain à ses compagnons d’infortune.
Tempestovitch n’était pas mal non plus pour ce qui était de faire monter la tension d’un cran ; ses problèmes d’alcool n’étaient un secret pour personne, et le sevrage brutal imposé par la situation ne lui faisait pas que du bien. Même si on faisait ceux qui ne voyaient rien, il était difficile de ne pas remarquer ses mains tremblantes, signe du manque. On s’attendait tous à le voir péter les plombs pour une bouteille d’alcool un jour ou l’autre, mais le bougre tint bon.
À ces cas un peu particuliers s’ajoutaient ceux auxquels on pouvait s’attendre dans ce contexte : crises de nerfs, larmes, même chez ceux qu’on considérait comme durs, contrecoups du manque d’activité physique, tentatives d’occuper son esprit par tous les moyens possibles et imaginables ; parties de carte, discussions sur des sujets aussi divers qu’absurdes, apprentissage de trucs utiles en cas de fin du monde, notamment le maniement de base des armes à ceux qui n’appartenaient pas au DS. Tout pourvu que l’esprit ne dérive pas vers la famille, les amis, les collègues qui n’avaient sûrement pas eu la chance d’avoir un bunker planqué à quelques mètres de l’endroit où ils se trouvaient quand le glas de l’Humanité avait sonné, ou qui n’avaient pas réussi à l’atteindre.
Pour ma part, je caressais Kalach, mon berger allemand, à longueur de journée, jusqu’à ne plus en sentir ma main. Je ne savais pas s’il pouvait comprendre la gravité de la situation, si un chien pouvait assimiler le concept de fin du monde. Il apportait un peu de réconfort à tous, circulant dans tout le bunker, reniflant de-ci de-là, se laissant caresser par ceux qui en avaient besoin. Il y avait sûrement toute une tripotée de procédures qui prévoyaient de se débarrasser des animaux dans une situation comme la nôtre, mais personne n’avait l’air d’avoir le cœur à infliger ça à notre nouvelle mascotte, même les plus excités du règlement.
Dans cette ambiance délétère, le message des O5 avait du coup forcément sonné comme une délivrance. Enfin, on pouvait mobiliser notre esprit sur des choses concrètes. Il y avait des survivants en dehors des quelques mètres carrés de béton armé qu’on partageait, l’Humanité n’était pas encore foutue, on avait un plan de secours. Un MacGuffin grandeur nature, et, si on peut en croire la deuxième partie du message, prononcée par une voix différente et qui n’a sûrement été diffusée que sur ce site, un des morceaux qui compose l’objet SCP salvateur se trouve sur Samech. Et nous nous préparons justement à aller le chercher.
L’expédition va être composée de treize personnes très exactement, dont moi. Dix vont aller chercher l’artefact dont parle le message, qui résonne encore à intervalles réguliers, et trois se sont portés volontaires pour partir à la recherche de survivants ou de choses utiles dans le reste du site. Nous sommes les premiers à quitter la sécurité du bunker depuis que tout ça a commencé. On n’a donc aucune idée de ce qui nous attend dehors. Un site complètement rasé, ou une bande de collègues nous annonçant qu’en fait, tout va bien, que la situation est sous contrôle ? La deuxième option est franchement peu crédible, mais on peut rêver.
L’heure du départ a sonné. Je confie Kalach aux bons soins du professeur Sacha Chaine, un androgyne au sexe indéfinissable, expert en animaux si j’ai bien compris, ou quelque chose du genre. Je ne le, ou peut-être est-ce la, connais pas très bien, mais il, ou elle, a l’air très calme et agréable d’après ce que j’en ai vu, allant jusqu'à jouer les mères de substitution pour ceux qui supportaient le plus mal la situation. Mon chien ne nous servirait à rien là-dehors, et risquerait même de nous faire repérer, alors autant faire en sorte qu’une personne compétente s’en occupe. L’androgyne attrape la laisse et me lance un regard qui se veut encourageant. Je lui réponds par un sourire de gratitude qui doit être ridiculement crispé, puis je me dirige vers l’entrée du bunker, où est en train de se réunir l’équipe d’exploration.
Bulldog donne ses dernières instructions à l’agent Kersey, une femme d’à peu près mon âge, taciturne au possible, qui lui tient lieu de bras droit depuis aussi longtemps que je m’en souvienne. En son absence, c’est elle qui prendra la tête des opérations dans le bunker. S’il ne revient pas, aussi. Quand il a fini, il se retourne vers moi et, avant de mettre son masque à gaz, assène :
« Herriot, vous avez la plus grosse puissance de feu, vous ouvrez la marche. »
Évidemment. La plupart de mes collègues ici présents sont armés de pistolets-mitrailleurs P90, et je me ballade quant à moi avec mon inséparable AKM, un fusil d’assaut, donc. Les P90 ont une plus grosse cadence de tir et de plus gros chargeurs, mais l’AKM tire du plus gros calibre. Même si je ne suis pas tout à fait convaincu que me mettre en tête de peloton est foncièrement plus pertinent que de me laisser un peu en retrait pour couvrir les autres, je n’essaye même pas de discuter. Devant ou derrière, ça ne fera probablement pas une grosse différence, dans le bordel dans lequel on s’apprête à débarquer.
On attend encore quelques secondes devant l’imposante porte blindée, pendant que l’agent Cavan la déverrouille en provoquant de terrifiants raclements métalliques. On sent qu’elle est ouverte quand une légère brise vient caresser nos rares morceaux de peau à nu, entre nos vêtements et nos protections. Je sors rapidement, œil aligné au viseur, scrutant le moindre mouvement suspect, la moindre altération de lumière, le moindre mouvement d’air qui pourrait trahir la présence d’un quelconque danger. Mais je ne sens rien, et je continue ma progression, suivi de très près par les douze autres. Très rapidement, le bruit caractéristique de la porte blindée qui se referme se fait entendre derrière nous. Nous sommes maintenant livrés à nous-mêmes.
Une fois arrivés au bout du petit couloir qui mène au bunker, et qui débouche sur le couloir principal, on se plaque au mur pour faire un premier point. Rien en vue, pas un bruit signalant l’approche d’un hostile audible. Le soleil couchant filtre à travers les fenêtres, embrasant les couloirs d’une lumière orangée. Bulldog a décidé de mener l’opération en début de soirée, période où, il l’a affirmé, les prédateurs diurnes seront de moins en moins actifs, et les prédateurs nocturnes pas encore. C’est sûrement du flan, mais, quand vous êtes dans ce genre de situation, vous vous raccrochez à ce que vous pouvez.
Quand on a confirmé que tout le monde était ok, on se remet en route. Direction : les espaces de confinement des quelques Sûrs stockés sur Samech pour familiariser les recrues avec les bases de la manipulation des skips. D’après le message, c’est là que serait caché ce qu’on cherche.
Le groupe se scinde déjà en deux ; les trois volontaires partent vers la droite, vers les bureaux les plus proches, et nous, les dix autres, nous dirigeons vers la gauche. On se souhaite bonne chance d’un rapide signe de tête, et on se sépare. Je n’ai aucune idée de ce qui a pu pousser ces types à vouloir partir de leur côté, comme ça, mais ce ne sont pas des manches, et ils ont l’air déterminés. Avec un peu de chance, ils vont s’en tirer.
On progresse aussi rapidement que le niveau de discrétion qu’on s’impose nous le permet. Trois types devant, dont moi en pointe, trois autres derrière pour couvrir nos arrières, et les quatre derniers au milieu, qui couvrent nos flancs. Au milieu de tout ça, Bulldog, tel un général, maintien la formation de ses troupes au centimètre près.
Autour de nous s’étale un spectacle inattendu. Samech, désormais vestige de la franchement menacée civilisation humaine, tient encore debout. On décèle çà et là d’imposantes marques de griffes, de brûlures ou de coups, la plupart des carreaux sont brisés, et certains murs sont lézardés de fissures, mais, dans l’ensemble, la structure a bien tenu le choc. Seulement voilà, toutes ces marques ne peuvent vouloir dire qu’une chose : il y a, ou il y a eu, des skips dangereux dans le coin.
Pourtant, on n’entend rien que le bruit de nos pas et de nos respirations aux sonorités presque mécaniques à cause des masques. On préférerait presque entendre un énorme rugissement, des pas lourds, le crissement de griffes sur le carrelage, histoire d’être fixés une bonne fois pour toute ; on ne peut pas croire que ce silence soit synonyme de sécurité. Ça nous évoque plutôt une menace invisible, pernicieuse, vicieuse. Le genre de saloperie qui pourrait nous faire la peau à tous les dix en un claquement de doigt, ou pire.
Après une marche qui nous parait interminable, mais qui doit, dans les faits, n’avoir pas dû durer plus d’une quinzaine de minutes, on atteint néanmoins notre premier objectif sans encombre ; la porte qui donne sur la salle de manipulation des skips, où les recrues viennent se faire la main avec les Sûrs. Problème : elle est fermée à clé.
« C’est pas vrai, laisse échapper Bulldog, d’une voix étouffée par son masque beaucoup trop forte à notre goût. Un putain de XK se déclare, et un abruti trouve rien d’autre à faire que de fermer les portes à clé ! Vous vous foutez de ma gueule ? »
Personne ne répond. Dans ce genre de situation, on est censé communiquer par signes, mais le chef de la sécurité n’en a apparemment plus rien à foutre. Tendus comme des arcs, on guette le moindre son, le moindre mouvement. Rien, toujours rien.
« Agent Borde, vous me défoncez ça », lâche finalement notre supérieur.
Borde lui jette un regard qui semble demander « Moi ? Pourquoi moi ? ». Certains ne peuvent pas s’empêcher de laisser échapper un rire étouffé devant son expression, un moyen comme un autre de relâcher la pression. L’avantage, c’est qu’on bosse tous ensemble depuis assez longtemps, on sait qu’on peut se faire confiance les uns les autres, et surtout, on a fait de la déconnade entre nous un véritable art. Borde finit par se résigner en grommelant des paroles qui doivent être particulièrement fleuries, heureusement rendues inaudibles par son masque.
Il lève le pied, et on se prépare tous au choc comme si c’était nous qu’il allait cogner. Il frappe.
Loupé. Dans une tentative désespérée d’amoindrir le bruit provoqué par son coup, il n’a pas tapé assez fort. Résultat des courses : la porte tient toujours debout, mais il a fait un boucan d’enfer tout de même.
« Grouillez-vous d’enfoncer cette porte, Borde, ou on se sert de vous comme bélier », menace Bulldog.
L’agent laisse échapper une nouvelle bordée d’injures, et met cette fois-ci le paquet. Le bruit n’en est que plus fort, mais la porte cède. Heureusement pour nous, elle n’était pas blindée. On s’engouffre à l’intérieur.
Dans le faisceau de nos lampes tactiques se dessine les paillasses où ont lieu les exercices. La salle semble quasiment intacte. Seul témoignage de son abandon, une pellicule de poussière recouvre tout. On sécurise rapidement la pièce, et on laisse cinq hommes en arrière, pendant que nous, les cinq autres, nous dirigeons vers le lieu où serait stocké l’artefact convoité ; le couloir où sont confinés les Sûrs.
C’est un couloir sombre, vaguement éclairé par des néons faiblards probablement alimentés par un générateur de secours. De part et d’autre, huit portes, quatre de chaque côté, donnent accès aux chambres de confinement, dont seules six sont occupées. L’impression qu’une des portes va s’ouvrir à la volée, dévoilant une saloperie voulant notre peau, ne nous quitte pas tant qu’on n’est pas arrivés au bout. Une fois là, on commence à distinguer sur le mur du fond l’accès, maintenant condamné depuis plusieurs années, qui menait à une neuvième chambre. Mais c’est bien dans celle au fond à droite, vide, que l’on entre. Sans un mot, parce que tout a déjà été prévu à l’avance grâce au message diffusé par les haut-parleurs, on se met à l’ouvrage. On essaye de soulever une dalle précise au sol, on manque tous de se bousiller les doigts, et on finit par comprendre le mécanisme, après un laps de temps qui nous a paru une éternité. La dalle finit par se soulever, dévoilant un étroit tunnel bétonné en contrebas ; une entrée impossible à repérer si on ignore son existence.
Bulldog met fin à nos hésitations sur celui qui devra s’y aventurer en premier en se laissant tomber dans l’ouverture. Il nous fait signe que la voie et libre, et c’est alors à notre tour de plonger dans ce qui a des airs de gueule de l’enfer, vu notre situation. Le couloir et trop bas pour qu’on puisse s’y tenir debout, et on finit par progresser voûtés, espérant de tout cœur qu’un Keter affamé n’a pas élu domicile dans ce bout de souterrain.
Mais un Keter devrait être foutrement petit pour se planquer là-dedans, car, après un angle, on débouche directement sur la fameuse neuvième chambre de confinement, au centre de laquelle on distingue une sorte de caisson noir. La pièce est juste assez grande pour qu’on puisse y tenir tous les cinq en même temps.
« C’est ça ? demande l’agent Valdez, circonspect.
-Comment voulez-vous que je le sache ? répond Bulldog, dont la voix de basse raisonne dans le minuscule espace. Il n’y a que ça ici, donc soit c’est ça et c’est tant mieux, soit c’est pas ça et les instructions qu’ils nous ont balancées sont foireuses. Dans tous les cas, le mieux à faire, c’est encore de l’embarquer. »
On acquiesce, et Valdez et Tillens se chargent du transport, pendant qu’on les couvre. On galère un peu à faire remonter la boîte, sûrement alourdie par un blindage léger, par l’ouverture, puis on rejoint la salle où nous attendent nos cinq autres gars. On rétablit la formation à la va-vite, et on se lance pour le chemin du retour.
Cette fois-ci, on sacrifie de notre furtivité au profit de la vitesse. On ne veut pas forcer notre chance, on a encore du mal à croire qu’on ait pu aller aussi loin sans le moindre problème, et notre vigilance de l’aller s’est transformée en paranoïa. Un mouvement suspect qui nous stoppe net dans notre progression s’avère n’être dû qu’à l’ombre d’un arbre projetée par le soleil couchant sur un coin de mur, un bruit soudain qui nous fait manquer un battement n’a été provoqué que par l’agent Deschamps, qui a malencontreusement donné un coup de pied dans un débris de plâtre en marchant.
On réalise à peine quand on atteint notre point de départ ; la porte blindée du bunker. Sept armes se pointent vers l’extrémité du couloir d’où pourrait venir le danger, tandis que Bulldog ordonne par radio à Cavan d’ouvrir de l’intérieur. On attend encore deux minutes, deux interminables minutes, comme prévu avant le départ, puis le chef de la sécurité réitère l’appel ; une sorte de code décidé à l’avance pour limiter les risques que quelqu’un, ou quelque chose, se fasse passer pour notre groupe histoire de faire un carnage à l’intérieur.
Cette fois, la porte pivote lentement, dévoilant une bonne quantité de flingues pointés sur nous. Kersey, qui commande les défenseurs, s’assure de notre identité d’un rapide coup d’œil, puis nous fait signe d’entrer, tandis que les agents restés à l’intérieur nous couvrent.
On ne se détend vraiment que quand la porte se referme derrière nous. Valdez et Tillens déposent le caisson par terre, au milieu de la pièce de vie principale, et il attire immédiatement l’attention de nos compagnons de galère. Les discussions le concernant fleurissent, mélangeant curiosité, espoir et soulagement. La plupart des gars qui ont participé à l’expédition n’y tiennent plus, et enlèvent leurs masques, se laissent tomber assis sur le sol, éclatent de rire, fondent en larmes, laissent exploser leur soulagement. Je n’ai même pas la force de faire tout ça. Je sens Kalach se coller à ma jambe, je caresse sa tête machinalement, le masque toujours sur le visage. Je suis vivant. On est tous vivants.
« C’était quoi ce bordel ?!? » explose soudainement Bulldog.
Les discussions meurent instantanément, les regards convergent vers l’homme, marqués par la crainte
« On parcourt ce putain de site de long en large en plein XK, et on s’en tire bons pour une petite frayeur ? Vous vous foutez de ma gueule ?
-C’est peut-être ce machin qui éloigne les skips, hasarde Valdez en pointant d’un geste du menton le caisson. Ça expliquerait pourquoi…
-Ça explique mon cul, ouais, réplique Bulldog, cinglant. Il y a eu des skips ici, on l’a bien vu, non ? Tu vas essayer de me faire croire que ce machin a commencé à les repousser comme ça, du jour au lendemain ?
-Chef… intervient alors l’agent Kersey, essayant désespérément de tempérer notre supérieur.
-Si ça se trouve, il y a un truc bien pire que de simples prédateurs, là-dehors ! continue néanmoins Bulldog. Une bactérie, un mémétique, un gaz, qu’est-ce que j’en sais ? Si ça se trouve, on est déjà tous morts, et on l’ignore ! »
Il reste un instant immobile, la respiration haletante, puis disparaît soudainement dans une pièce de stockage adjacente.
Ses plombs ont fondu. Dans ce genre de situation, un meneur se doit de ne pas laisser transparaître ses doutes, du moins si ça risque de nuire au moral de ceux sous sa responsabilité. Voir ce véritable roc flancher comme ça, il y a de quoi donner de sérieux doutes aux plus fragiles, et aux autres aussi, d’ailleurs.
On en vient à s'interroger au point que voir rentrer les trois autres agents qui étaient partis dans leur coin en pleine forme est presque moins rassurant que de ne pas les voir revenir du tout. Ils sont pourtant porteurs de bonnes nouvelles ; le plus gros des installations a eu l’air d’être épargné, même si des traces du passage de plusieurs skips sont visibles un peu partout. La réserve de nourriture du site semble encore bien fournie, même si des « visiteurs » s’en sont donnés à cœur joie, et l’armurerie et le garage ont l’air intacts. Samech a encore de quoi offrir à ses occupants humains un sacré coup de pouce pour le périple qui s’annonce.
Tandis qu’une partie des explorateurs improvisés raconte son expédition dans l’espoir de faire oublier le coup de gueule de Bulldog, je vais m’asseoir dans un coin, accompagné de Kalach.
« Il a été très sage, m’annonce le professeur Chaîne en s’asseyant près de moi.
-Tant mieux…
-Et maintenant ? »
Je me retourne, c’est le docteur Sempras. Son intervention a de quoi surprendre, vu son caractère pour le moins réservé, mais on peut comprendre que le sort de l’Humanité l’intéresse suffisamment pour qu’il bouscule un peu ses habitudes. Je réponds :
« Maintenant, va falloir amener ça à Moscou. On en a chié comme pas permis pour faire les quelques dizaines de mètres qui nous séparaient des espaces de confinement, alors j’ose même pas imaginer ce que ça va donner pour faire les milliers de kilomètres qui nous séparent de Moscou…
-Paris-Moscou, ça fait combien, en distance ? demande Sempras.
-Pas loin de 2500 bornes à vol d’oiseau, intervient à son tour Tempestovitch, avec son accent russe typique. Mais c’est pas grave, y’a bien trop longtemps que j’ai pas refait un tour sur la Place Rouge, de toute façon…
-Pareil, dis-je en repensant au dernier défilé de célébration de la victoire de 1945 auquel j’ai assisté, un événement qui me paraît à des années lumières, désormais. Ça sera une bonne occasion de réparer ça. »
« Ou de mourir en essayant », conclus-je en moi-même.